Si le soleil lorrain nous honore de sa présence, il faut plisser les yeux pour saisir l’étendue des parcelles. Clément et Clotilde ont investi une ferme d’élevage, résiliente malgré sa grande taille. Comment ? Il y a plus d’épis que de vaches.
Des vaches pâturant au grand air, le foin soulevé par les fourches, la poussière de céréales sur la cotte, le carillon des barrières métalliques. Voilà pour l’image d’Épinal. La ville n’est d’ailleurs pas loin. Comptez une heure de route pour fendre le paysage, qui ne varie pas plus que le tracé est sinueux. Les monochromes de blé et colza tapissent l’horizon. La ferme de la Saule est plantée dans ce décor, à Montenoy, à deux pas de Nancy, en Lorraine.
En guise d’introduction, une problématique de paysan reconverti : élever près de 200 bêtes pour leur viande, les nourrir sans achat extérieur, jouer les équilibristes pour que les céréales poussent, et se verser suffisamment pour becqueter.
C’est une grosse exploitation qu’ont reprise Clément et Clotilde en 2015 : 200 hectares rassemblés que vaches rustiques et fermier·ères peuvent parcourir à pied depuis la grange. Tu vois là-bas, ce sont nos bœufs, pointe le seul salarié de la ferme, Yannis, depuis une parcelle surélevée. En face, une dizaine de petits points noirs se détachent dans la pente enneigée. Si j’appelle les vaches qui sont là avec nous pour manger, parfois les mâles entendent aussi avec l’écho et on les voit réagir à l’appel de la soupe ! Il faut dire que les menus sont fait-maison et bio. Clément et Clotilde nourrissent leur troupeau de limousines de manière autonome, avec ce qui pousse sur place.
Du vert dans l’auge
Comme eux, 4 % du cheptel français est élevé selon le cahier des charges bio. Dans les grandes lignes, la taille des élevages est limitée, les vaches pâturent dès que possible ou jouissent d’une étable spacieuse. La priorité est donnée aux médecines douces : les antibiotiques ne sont pas automatiques ; les stimulateurs de croissance et les hormones interdits. Le transport vers l’abattoir doit être réduit au minimum.
Et que mange une vache ? De l’herbe fraîche en été, séchée en hiver ou fermentée pour les adeptes de la productivité (l’ensilage d’herbe ou de maïs est interdit par Demeter et Nature et Progrès, notamment pour des questions de pollution des cours d’eau et de santé animale). Pour couvrir tous leurs besoins, il faut des protéines. Généralement, le colza ou le soja issus de l’industrie s’en chargent. En bio, où 50 % de l’alimentation minimum doit provenir de l’exploitation, le système de la polyculture-élevage est souvent considéré comme la référence.
Semer l’or pour faire son beurre
La ferme lorraine parvient à garnir les auges de foin et de céréales locaux grâce à son autre activité. Les cultures de luzerne, avoine, blé, lentille, sarrasin, seigle ou pois se succèdent au fil des ans dans le sol. Les rotations évitent que celui-ci s’épuise. Les grains sont triés puis stockés dans de petits silos de 30 tonnes, pas loin de dix fois moins qu’un contenant classique en production de masse. Ils dorment côte à côte dans la pénombre. Au-dessus, des passerelles quadrillées et des enchevêtrements de tubes donnent à l’espace des airs de cathédrale métallique, inanimée. La machine s’éveille quand les immenses portes latérales s’ouvrent, l’église du village en fond.
C’est parce qu’il y a les vaches qu’on peut faire des céréales.
C’est parce qu’il y a les vaches qu’on peut faire des céréales, précise Clément, appuyé contre un moulin deux fois plus haut que lui. Les déjections du troupeau, compostées, fertilisent les parcelles où les céréales sont semées. Les grains trop petits ou cassés, invendables à la coopérative, sont réduits en farine puis nourrissent les bêtes. Il n’y aurait pas les animaux, on serait bien en peine de produire nos céréales, insiste-t-il.
En tout cas pas de façon résiliente. Céréaliers et maraîchers le savent, pour maintenir la fertilité d’un sol, il faut soit de la chimie, soit du pétrole, soit des bêtes. Alternatives aux troupeaux : des fertilisants chimiques, ou des engrais d’origine végétale en grande quantité — qui proviennent de l’épuisement d’autres terres. Végétaux à broyer mécaniquement et, pour une si grande surface, à épandre au tracteur. Au long terme, le pâturage est gagnant puisqu’il permet de maintenir les prairies, puits de carbone indispensables. Le tout à moindre coût.
À l’abri des tempêtes
Chez les éleveurs bovins, l’alimentation est le second poste de dépenses après la mécanisation. La ferme de la Saule accuse peu de dépenses et vend surtout à un prix décent : Le bio permet à ce type de système d’exister, précise Yannis. Chaque membre de la ferme a pu se verser un salaire dès la première année. La prouesse tient notamment à un système rôdé, initié il y a trente ans : Grâce à la transmission d’un modèle déjà en place par nos prédécesseurs, les pionniers du bio dans la région, on est sur un rythme de croisière, image Clément, si tant est que l’on n’omette pas que le paquebot carbure à soixante heures de travail par semaine.
Convertie à la fin des années 1980 sans filière bio existante et sans aides, la ferme a dû se forger initialement autour d’investissements très raisonnés. Désormais, l’idée est d’investir à notre tour pour se faciliter le quotidien, pose le trentenaire, les bottes sur le béton tout juste coulé de son futur quai de stabulation. Malgré le vent du nord qui claque la figure, Clément mime ses gestes de travail dans ce futur espace optimisé, le ciel gris lorrain en guise de toit, avec l’enthousiasme d’un jeune propriétaire pointant la place du canapé sur son terrain en construction. Les bestiaux seront mieux, avec plus de lumière et moins de courant d’air que dans la grange, et ça nous évitera les manœuvres avec le tracteur dans la cour cabossée ou de ramasser le fumier à la fourche dans les recoins inaccessibles.
Vache à bascule
Comme le confort, l’expérience non plus ne s’acquiert pas en un jour. Clément l’a appris à ses dépends, en 2016 : Aucune vache ne partait en gestation. En dernier recours, j’ai mis tout le monde d’un coup avec le taureau. Elles ont toutes repris en même temps, et je me suis retrouvé avec 70 plutôt que 50 vaches fécondées. Le temps qu’elles vêlent, il a fallu attendre deux ans pour revenir à la normale. Pendant ce temps, il y a moins de place dans les bâtiments et le système alimentaire tremble, regrette-t-il.
L’autonomie alimentaire requiert un équilibre subtil entre le nombre d’animaux et le potentiel du sol à les nourrir. Idéalement, on compte un hectare par vache, soit deux terrains de football. À l’inverse, si l’on réduit le nombre de bêtes, il en coûte à la fertilité du sol. Autre caillou dans la botte en caoutchouc : la sécheresse de plus en plus récurrente ne faisait pas partie de l’équation de départ. En coupant court à l’herbe fraîche à la mi-juillet l’année dernière, la météo pousse à augmenter les rations de foin, prévues pour quatre mois dans l’année et pas plus.
Bout de gras à bout de bras
Quand le foin vient ainsi à manquer pour tous, pour réduire le nombre de bouches à nourrir aux portes de la saison froide, les éleveurs cherchent à vendre davantage de leurs bêtes. Résultat, ça bouchonne dans les coopératives, d’autant qu’ils sont de plus en plus nombreux en bio. On a beaucoup de bêtes qui sont bonnes à partir et qui sont toujours là, constate Clotilde. Dans ce cas de figure, on sent qu’on n’est pas maîtres. Pourquoi ne pas recourir à la vente directe qui permettrait plus d’indépendance ? Pour pouvoir se concentrer sur un seul but : élever les bêtes, et c’est tout. Les journées ont une fin. Pas de plans de découpe pour l’abattoir, pas de mise sous-vide, pas de vente. L’une de nos collègues pas loin fait tout ça dans son labo, mais à plein temps, compare Clément. Si je me consacre à élever la bête, je n’ai pas le temps pour la préparer et la vendre derrière.
Clément et Clotilde bénéficient tout de même d’un autre circuit de vente. Il y a quinze ans, pour vendre leur viande bio alors qu’il n’existait à cette époque aucun débouché, les fondateurs de l’exploitation ont créé avec leurs collègues locaux les Fermes vertes. Pendant que les infos n’avaient que la vache folle à la bouche, des caissettes de 10 kilos de viande saine étaient vendues pour remplir les congélateurs des locaux. Clément et Clotilde en proposent toujours par ce biais, quatre fois par an contre tous les mois à l’époque. Les caisses ont moins de succès que deux steaks emballés sous-vide.
Né pour la viande, le réseau a évolué vers une offre alimentaire complète. Il rassemble désormais huit fermes en agriculture bio du département qui mutualisent leurs produits (pain, fromage, viande, légumes…). Les clients récupèrent leur commande dans la ferme la plus proche de chez eux. Dans son bureau, Clotilde se charge de cette organisation d’orfèvre. Sa fenêtre donne sur la cour de l’étable plutôt que les pavés nancéiens qu’elle a quittés. J’avais toujours dit que ce serait dommage de laisser tomber ce réseau de longue haleine au départ en retraite des fondateurs de la ferme. A la reprise, Clément seul à bord, le poste dédié au réseau des Fermes vertes était vacant. Clotilde a donc rejoint la ferme pour maintenir ce modèle nourricier. Une question d’équilibre, toujours.
Bravo et bon courage à Clotilde, Clément et Yannis. Pourvu que le changement climatique n’impacte pas trop la pousse estivale…
Une petite visite s’impose.
Bonjour, vos articles sont souvent très intéressants, et le sujet de celui-ci l’est une fois de plus. Cependant l’usage de la notation inclusive me dérange au point de m’empêcher de lire l’article. Je suggère de proscrire cette notation, quitte à utiliser d’autres tournures de phrases.
Super dur à lire avec l’écriture exclusive on comprend rien
C’est un peu exagéré, non ? Il n’y a que quelques mots… Je ne suis pas une grande fan non plus mais là ça ne m’a pas du tout dérangé.
Je suis d’accord avec vous, dommage on perd en fluidité.