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HOMME À TOUT FER

Taillandier, un métier qui forge des nerfs d’acier

Il incarne l’alliage inoxydable de la force et de la concentration. Ancien professeur de karaté, Jean-Luc Bonaventure est l’un des derniers taillandiers professionnels de France, les forgerons spécialisés dans la fabrication d’outils. C’est entre ses mains que naissent les meilleurs compagnons dédiés au jardinier.

« La forge c’est magique, on part d’un bout de ferraille et on fait ce qu’on veut ! » Du moins quand on a, comme Jean-Luc Bonaventure, une trentaine d’années de métier… © Thomas Louapre

De la bouche carrée de la forge s’échappe un souffle bleu, comme le coin de ciel que l’on aperçoit entre les tuiles de la vieille charpente de l’atelier. Face au brasier, une imposante machine se met en branle dans un grésillement sourd. Tournant autour d’elle dans un ballet méticuleux, Jean-Luc Bonaventure ajuste et graisse l’engin en plusieurs points, une burette d’huile à la main. C’est archaïque, hein ?! s’amuse Jean-Luc en tapotant le flanc du mastodonte sur lequel on peut lire BRADLEY. Syracuse, N-Y. C’est un pilon mécanique américain de 1842, qui vient de New-York. C’est de la fonte, il pèse 6 tonnes. On a l’impression d’être dans un autre siècle. Se retournant vers la forge, l’artisan en sort un bout de métal brûlant à l’aide d’une pince. On va faire un coupe-ronce avec ça. Plutôt : j’en fais deux au cas où j’en louperais un. Car la taillanderie est un artisanat aléatoire, dangereux et délicat que peu se risquent encore à exercer de manière traditionnelle. Mais les outils de jardinier forgés dans cet atelier de la Montagne Noire, à une heure de Toulouse, sont des pièces uniques sur lesquelles on peut compter une vie entière.

L’antique « Bradley », un pilon mécanique américain dans un état de conservation exceptionnel, assure le gros du travail de « platinage » avec ses 300 coups par minute. © Thomas Louapre

Une discipline de fer

Les lourds et rapides coups de pilon commencent à aplatir la future lame, faisant se soulever les bras épais du forgeron qui la maintient avec fermeté. Il ne faut pas se battre avec la machine, il faut aller à son rythme et prendre l’énergie ici, en bas des reins, sinon on ne tient pas, explique Jean-Luc dans un calme impressionnant malgré le vacarme du métal frappé à 300 coups par minute. L’homme a tout sauf un tempérament de feu. Je fais des arts martiaux et en karaté, on apprend d’abord à se placer, commente-t-il simplement. D’ailleurs, le karaté traditionnel est basé sur la défensive, c’est un travail sur toi, le combat est avec toi-même. Avant d’acquérir cette discipline de fer et d’ouvrir sa propre école de karaté, le natif de Paris avait déjà appris la rigueur en tant qu’apprenti-ferronnier : Chez les compagnons, la première année, tu te tais et tu regardes. Tu apprends à te concentrer. Moi j’ai été éduqué un peu comme un Japonais, si tu veux quelque chose, il faut que tu sois déterminé. En installant son atelier à Sorèze, dans le sud du Tarn, il y a une vingtaine d’années, Jean-Luc a rangé son kimono de professeur pour revenir à ses premières amours avec une joie sereine : La forge c’est magique, on part d’un bout de ferraille et on fait ce qu’on veut !

Le coupe-ronces commence à apparaître. Il faut encore le redresser à l’enclume et affiner sa silhouette à la meule de pierre. © Thomas Louapre

Des impuretés se détachent du morceau de métal scintillant que le taillandier reprend à présent à l’enclume, avec des coups de marteau sûrs et précis. On distingue déjà le coude qui accueillera le tranchant. Jean-Luc s’arrête un instant pour évaluer si la pièce est bien droite. Retour au pilon, puis à la forge, puis à l’enclume. La fabrication est une valse incessante d’un poste à l’autre. Normalement on doit être minimum trois en taillanderie, dont un frappeur, explique l’artisan. C’est pour ça que ça a disparu, ce n’était pas rentable. Et aujourd’hui, les apprentis vont en coutellerie. Alors qu’il n’est qu’à deux ans de la retraite, la succession Jean-Luc n’est pas assurée : J’ai formé mes fils mais ils préfèrent être dans le bois. J’ai un apprenti qui aimerait peut-être reprendre. Le travail ne manquerait pas. J’ai des commandes de Russie, Australie, Japon… Ce serait viable, à deux jeunes qui se lancent. Mais il ne faut pas être gourmand. Et s’adapter au confort rustique de l’atelier rempli de machines-outils, dont une porte donne sur une pièce lambrissée avec l’ordinateur qui permet de consulter les commandes, ainsi qu’un lit simple en bois. Quand je pars pour un salon bio à 4 heures, je dors ici. Et mon arpète y fait la sieste !

La meuleuse permet de « blanchir » la lame et de commencer l’affûtage qui sera fini à la pierre japonaise. © Thomas Louapre

Dans le feu de l’action

Dans des gerbes d’étincelles et un grincement grave, le coupe-ronces passe maintenant à la meule de pierre. Sa forme définitive apparaît, nette et brillante. Une odeur de métal pulvérisé s’échappe de l’émouture – la partie tranchante de l’outil. Il est temps de tremper la lame pour fixer définitivement sa silhouette. Jean-Luc la remet dans la forge une dernière fois puis l’immerge dans un seau d’huile, laissant s’échapper une nuée de flammes dans la pénombre de l’atelier. Le manche en bois de hêtre est enfilé d’un ultime coup de marteau. Il a fallu deux heures pour forger le couple de coupe-ronces aux formes légèrement différentes. Il reste à les affûter à la pierre japonaise, au grain extrêmement fin, que Jean-Luc importe de l’archipel. Avec un outil comme ça, tu es tranquille pour quarante ans, explique le taillandier. À condition de l’aiguiser à la pierre et de l’entretenir correctement : Je dis aux gens de mettre une huile végétale pour éviter l’oxydation. À chaque utilisation, on essuie, on huile.

Il a fallu deux heures et soixante euros de matière première pour forger ces deux coupes-ronces à double tranchant. Ils seront vendus 70 euros pièce. © Thomas Louapre

La journée n’est pas terminée, il y a encore des commandes. J’en ai plein à faire, c’est par vagues. Des fois, j’ai du boulot pour un mois et demi, puis un mois sans rien. Là, j’ai commencé des planes (couteau à deux manches, NDLR), la semaine dernière, j’ai fait deux bisaiguës (outils de charpentier destinés à de grosses pièces de bois, NDLR) pour des compagnons. J’aime bien aussi les doloires (outils à la large lame pour régulariser l’épaisseur d’une pièce de cuir ou de bois, NDLR), travailler le gros, explique l’artisan en ouvrant sa réserve et en attrapant un outil incongru. Ça, c’est un outil que j’ai inventé, un plantoir à poireaux. La pièce maîtresse de l’atelier est aussi là, en plusieurs exemplaires prêts à être envoyés à des jardineries de la région : la fameuse grelinette en fer forgé à 5 dents, avec une extension extrêmement pratique pour manier l’outil avec le pied. L’arceau, je l’ai rajouté il y a une douzaine d’années, explique Jean-Luc. J’ai appelé cet outil l’aérobêche. On sent pour la première fois une pointe de fierté chez le taillandier qui pose avec son invention. Avant de retourner un instant plus tard à la solitude de son patient labeur, entouré de ses machines. Et habité de sa concentration à l’épreuve du feu.

Jean-Luc vend les « aérobêches » de sa conception à 3, 4 ou 5 dents, via son site et dans les jardineries de la région. © Thomas Louapre

Comment Jean-Luc forge-t-il un coupe-ronces ? Pour consulter en images les étapes du processus c’est par ici !

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