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Naviguer en eaux troubles

La féra, reine du Léman, à l’épreuve du réchauffement

Emblème du grand lac alpin, la féra, ce noble poisson à chair blanche, s’est fait plus rare ces dernières années. À l’aide de trois pêcheurs, deux restaurateurs et une scientifique, glissons-nous dans le sillage du salmonidé.

Poisson endémique, la féra est prisée par tous les gourmets du pourtour lémanique. © Géraud Bosman-Delzons

Il est 5 h 15 et le minuscule port d’Anthy-sur-Léman (Haute-Savoie) est plongé dans une nuit sans lune. À cette heure-là, même les poissons sommeillent encore. Pas Vincent Coly, qui s’apprête à les réveiller. Du moins ceux pris dans ses filets qu’il a tendus la veille au soir. La féra chasse le plancton en fin de journée et à minuit, la pêche est faite et ça ne sert à rien de la faire attendre plus, explique le galant prédateur.

Pour ne pas faire mariner davantage la féra et altérer sa qualité à cause du stress, le pêcheur professionnel met en branle les 40 chevaux de sa barque. Il attend de s’être éloigné de quelques dizaines de mètres de la côte avant de les pousser pour ne pas réveiller les maisonnées encore endormies. Ce matin, le lac Léman est d’huile. Par grand vent, cette mer intérieure de 73 km de long pour 14 km de large à son maximum, peut être très agitée. Ce qui est souhaitable, d’un point de vue de pêcheur : Elles aiment bien quand ça brasse un peu, relève Vincent en roulant une cigarette.

Le moteur du Sapinou s’arrête rapidement, on est déjà sur site. Les lumières de la Suisse, en face, paraissent à portée de main. Mais c’est un clignotant rouge qui intéresse notre hôte : sa balise, qui signale la présence de ses pics – le nom local des filets. Ils n’ont pas dérivé toute la nuit, comme cette fois où le courant les avait charriés jusqu’à Evian, à 15 km de là : Je les avais retrouvés à 11 h du matin.

47 pêcheurs français, environ 70 suisses, travaillent à l’année sur le lac Léman. Une activité encore artisanale et traditionnelle. Jusque récemment, la licence de pêche ne se transmettait que de père en fils. Vincent, 50 ans, fut le premier à ouvrir une brèche dans la règle, coopté par un ami d’enfance, petit-fils de pêcheur.

Assis sur une grande bassine, il enclenche sa gestuelle quotidienne pour remonter ses filets. 120 mètres de nylon par filet, huit filets maximum par bateau. Au bout de quelques longues minutes, des écailles scintillent comme des strass sous la surface. C’est une belle féra, prisonnière des mailles. Ce sera la seule du pic. Tu me portes pas chance !, taquine l’artisan.

Vincent Coly était chef de rayon en poissonnerie lorsqu’un ami d’enfance l’a rattrapé par la manche. Il a désormais plus de vingt-cinq ans de remontée de filets au compteur, mais ne s’en lasse pas, malgré des conditions pas toujours royales, comme ce matin dormant. © Géraud Bosman-Delzons

La féra forme, avec la perche et l’omble chevalier, le trio emblématique du grand lac alpin. Ce salmonidé, longiligne et argenté, pèse entre 600 et 700 g à taille adulte (soit dix fois plus que la perche, 60 g toute mouillée), voire 1 kg pour les plus gros spécimens. Il a de grands yeux ronds à faire craquer Gabin, qui lui permettent de détecter le zooplancton. En revanche, c’est un sans-dent, comme dirait un autre, avec une petite bouche bien identifiable. Enfin, la féra est un membre du clan des corégones (ne pas confondre avec les Corleone). D’ailleurs, cet animal n’aime rien tant que les eaux froides des lacs de montagnes, du lac Baïkal au Canada, où il fraye en bande organisée.

Nous sommes des cueilleurs, on prend ce que le lac nous donne.
Une féra prise dans les mailles avant le lever du jour. © Géraud Bosman-Delzons

Fera-t-elle longtemps le lac buissonnier ?

Le jour s’est discrètement levé sur les eaux dormantes. Les crêtes alpines se dessinent peu à peu mais la Dent d’Oche, la canine mythique du Chablais, se cache dans une couronne de coton. Le panorama est majestueux. Il est quand même pas mal mon bureau, non ?, rigole le maître à bord. J’adore mon métier, je compte bien le faire jusqu’à la fin de ma vie !

Les huit filets, le matériel maximal par pêcheur, sont relevés. La pêche n’est pas très reluisante : 17 féras, un brochet, une truite. C’est comme ça, nous sommes des cueilleurs, on prend ce que le lac nous donne, relativise Vincent.

« C’est un métier qui a du sens pour moi. C’est très concret. Mon moment préféré, c’est quand le jour se lève, je suis au milieu du lac et je regarde les montagnes, côté français. » © Géraud Bosman-Delzons

En réalité, cela fait déjà un moment que le lac n’abonde plus en féras. En vingt-cinq ans, Vincent Coly a vécu le grand huit de la pêche lémanique : les années 80, catastrophiques à cause de la pollution (eutrophisation) du lac, jusqu’à la mise en œuvre des premières stations d’épuration. On ramène alors moins de 70 tonnes annuelles de féras, selon les statistiques de l’Inrae.

L’amélioration de la qualité des eaux favorise ensuite sa démographie jusqu’au faste des années 2008 à 2014 : près de 900 tonnes capturées au pic de la courbe. Chaque filet pouvait ramener une centaine de féras, se rappelle le pêcheur. D’ailleurs, trois ou quatre filets suffisaient. Et de nouveau, une chute avec seulement 200 tonnes annuelles entre 2018 et 2020. Les captures de 2021 devraient être sensiblement comparables à 2020, selon Michaël Dumaz, président des pêcheurs professionnels des trois lacs alpins (AAIPPLA), alors que la baisse se poursuit dans le lac voisin du Bourget.

Le butin du matin est maigre. « Si le milieu se déprécie, c’est en notre défaveur. Je serais prêt à moins pêcher pour préserver la ressource. » © Géraud Bosman-Delzons

Nous sommes de retour sur la terre ferme, dans le fumoir de l’Escadrale, où se déroule le conditionnement des vertébrés : éviscération, lavage, écaillage, filetage, emballage… Je mets le foie de côté, raconte Maxime Birot, l’associé de Vincent. Maintenant, ça se vend bien auprès des restaurateurs qui le cuisinent en persillade. Si aucun des 50 pêcheurs du lac n’a déposé de bilan ces dernières années, Vincent et Maxime ont dû se séparer de deux employés à la transformation.

Tous deux ne sont guère optimistes quant au devenir de cette ressource lémanique. Vincent estime bien gagner sa vie – environ 30 000 euros par an, dans la moyenne haute des salaires de la profession. Pourtant, il ne conseille pas à ses trois fils de prendre sa relève. Chaque année, on se demande comment sera la saison alors qu’avant elles étaient beaucoup plus régulières. Le comportement des poissons change depuis dix ans. On varie entre des pêches miraculeuses et des catastrophiques. Maxime disserte en filetant les poissons du jour grâce à une éplucheuse à pommes de terre. Le problème, ce n’est pas l’évolution de la féra, c’est l’évolution du lac, souligne cet ingénieur écologue de formation. Il en est persuadé : Dans dix ans, vingt ans au plus, il n’y aura plus de féra.

Maxime Birot, associé avec Vincent. Ils ont leur propre laboratoire de transformation agréé. Comme dans toute industrie, c’est cette activité qui rapporte le plus. Les nouvelles générations l’ont bien compris. © Géraud Bosman-Delzons

La surpêche jadis, puis la pollution… Aujourd’hui, quelle serait l’explication à cette nouvelle chute du corégone ? Sans surprise, la réponse est à chercher du côté du climat. Point commun à ces trois causes : elles sont toutes d’origine anthropique.

Sensible à chacun de ses bouleversements, la féra est un indicateur du bon fonctionnement du lac, reprend Chloé Goulon, dans son bureau de la station de l’Inrae. La féra se reproduit à une profondeur de moins de 4 mètres, et le pic de reproduction s’observe la semaine de Noël, lorsque l’eau est proche de 7 °C. Or, depuis les années 1970, le Léman s’est réchauffé de 2 °C. Une différence abyssale pour un poisson. Et ce alors que le corégone du Léman (et du Bourget) est déjà à la limite de son aire de répartition géographique : plus au sud, il fait déjà trop chaud pour elle.

Scientifiquement, il est encore trop tôt pour établir un lien direct entre le réchauffement climatique, la reproduction et la raréfaction de la féra par manque de données sur le long terme, pointe l’ingénieure, mais il en est l’hypothèse principale. L’augmentation progressive des captures, en lien avec une demande plus importante – délirante même, selon Michaël Dumaz –, peut aussi expliquer pour partie la raréfaction du salmonidé.

Chloé Goulon devant l’un des bateaux de campagne de l’unité Carrtel de l’Inrae, à Thonon-les-Bains. Les équipes de scientifiques mettent en place différentes méthodes pour assurer le suivi et la compréhension de l’écosystème lacustre, dont la féra est un précieux mouchard ! © Géraud Bosman-Delzons

Reste que le réchauffement climatique perturbe indéniablement son écosystème. Un phénomène naturel l’illustre parfaitement : le brassage des eaux du lac. En hiver, sous les effets du vent et du froid en surface, les couches d’eau superficielles et inférieures ont une température, et donc une densité, qui se rapproche. Elles finissent donc par se mélanger. La nature est bien faite : cela permet son oxygénation et la remontée des nutriments qui étaient tombés au fond. Or, le « retournement » complet du lac n’a pas eu lieu depuis… une décennie ! Cette année, seuls les 130 premiers mètres sur les 309 de profondeur ont été brassés, écrivait ce printemps la Commission internationale pour la protection des eaux du Léman.

La cause de cette panne mécanique, c’est qu’il ne fait plus assez froid en surface : les hivers sont trop doux. Même si ce n’est pas une première, il y a un effet du changement climatique sur le nombre de brassages. Cela s’observe sur d’autres lacs dans le monde, indique Chloé Goulon. Le fond du lac s’est déjà réchauffé de 1,1 °C depuis 2012.

Les conséquences sont radicales. L’asphyxie d’abord. Le lac et l’ensemble de son vivant ne sont plus oxygénés ; la disette, d’autre part. Les nutriments, en particulier le phosphore, restent au fond ; enfin, un risque accru sur la qualité des ovules et la survie des œufs. Les poissons sont affectés, pas tant la féra d’ailleurs que les ombles chevaliers, autres seigneurs du lac…

Le manger mieux et local, on est en plein dedans avec ce poisson.
Il est bientôt midi. Cédric Plassat fait mijoter une petite sauce blanche. © Géraud Bosman-Delzons

Une autre menace pèse sur la biodiversité du Léman. Depuis sept ans, la quagga s’est trouvée dans le lac un nouvel habitat fort à son goût. Introduite par accident depuis la mer Noire, cette espèce de moule extrêmement invasive se délecte de phytoplancton, base alimentaire du zooplancton, qui sert lui-même de repas à la féra. À court terme, c’est la vraie menace, prévient encore Chloé Goulon. Aucune solution n’existe, hélas, pour l’éradiquer. Elle devra disparaître de son plein gré…

Face à tous ces défis, l’inquiétude est palpable dans la profession concernant la précarité du stock, constate Michaël Dumaz. En parade, les deux leviers existants ont été activés : l’alevinage en pisciculture, qui est à son maximum, et l’adaptation de la réglementation. Le matériel a été réduit et la fermeture de la saison avancée de 15 jours, à la demande des pêcheurs. Seul motif de réconfort : L’explosion inattendue du stock de perches, très consommées notamment pendant la saison touristique.

Sa chair et tendre

Qui dit raréfaction de l’offre, dit cherté de la demande. Le poisson a lui aussi subi une surenchère incroyable, s’étonne encore Michaël Dumaz : de 3 € le kilo brut au cul du bateau dans les années 2010-2014, il s’écoule aujourd’hui à 10 €. Le filet coûte entre 20 et 30 € le kilo. La féra est devenue un mets précieux alors qu’il était galère à vendre il y a quinze ou vingt ans, se remémore le représentant de la corporation. C’est sûr qu’on n’envoie pas des palettes entières à Paris, dit Vincent Coly. Le manger mieux et local, on est en plein dedans avec ce poisson. Les débouchés de l’Escaladre : la vente au détail à la pêcherie d’Anthy, un grossiste, et trois restaurants de la région, dont le triple étoilé Clos des sens.

Le chef de la prestigieuse table annécienne, Laurent Petit, concocte ses mets de féra abattue au préalable par ikejime, par les mains expertes de Maxime Birot. Cette technique japonaise ancestrale fait son chemin doucement en France, dans les milieux de pêche hauturière bretons notamment, et dans la haute gastronomie.

Le Clos des sens n’y a recours que depuis un an car l’ikejime ne se pratiquait pas sur les poissons d’eau douce. Le principe consiste à neutraliser directement le système nerveux du poisson dès sa sortie de l’eau plutôt que de le laisser agoniser dans un bac : moins de stress, une chair bien plus blanche et moelleuse, un produit débarrassé de ses toxines, et au final une possibilité de conservation et de maturation beaucoup plus longue. Au Clos des sens, la féra ikejime est ensuite maturée pendant quinze jours. En s’asséchant, sa chair va se raffermir, ses arômes se concentrer. Un client non averti fera facilement la différence si on lui présente, à côté, une féra ordinairement préparée, assure Franck Derouet, chef exécutif du restaurant.

Féra grillée et condiment à la rhubarbe. @Matthieu Cellard

À quelques encablures de la pêcherie d’Anthy, Cédric Plassat – un patronyme de pêcheurs des rives lémaniques – connaît lui aussi son poisson sous toutes ses écailles. En saison (entre février et octobre), il s’affiche tous les jours à la carte de l’Ôtrement. En ce moment par exemple, elle se déguste fumée dans un éclair de chèvre frais, avec un sorbet d’huile d’olive. La féra a une belle texture, qu’elle soit cuite ou crue, décrit le chef. Elle est facile à fileter, contrairement au brochet qui a plein d’arêtes, c’est l’enfer. Ensuite, parce qu’elle a ce qu’il faut de collagène. Cette protéine pleine de fibres constitue un liant naturel pour la cuisine. Et son goût assez neutre permet de l’accommoder à toutes les sauces. Lui la préfère dans son plus simple appareil : en pavé rosé, cuit à basse température (80 °C).

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