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Dealeuses de croques

Héroïnes en circuit court

Elles tombent le masque et se retroussent les manches ! Ces productrices bio redoublent d’efforts pour nourrir leur vallée au temps du confinement. Entre incertitude financière et coups de main des copains, vis ma vie de maraîchère sous le corona.

Même en temps de crise, on pense à mettre des fleurs dans le mesclun ! Cette semaine, double ration du best-seller des Deux Moiselles, comme de toutes les productions. © Aurélien Culat

D’un geste rapide et précis, les longs doigts fins de Magali arrachent à la terre les radis roses, pourpres et blancs. La grande serre tapissée de vert se réchauffe doucement au soleil de mars. Déjà, la botte est prête, ficelée, et de nouvelles racines se réunissent dans la main de la maraîchère, en une cadence infernale et mécanique. La tête, elle, est ailleurs. Ok pour un panier à 20 euros !

Le téléphone coincé entre l’oreille et l’épaule, Magali prend les commandes de la semaine, bien plus nombreuses que d’habitude. Nous sommes jeudi matin, au troisième jour de confinement, le marché de demain est annulé, celui de dimanche est menacé. C’est pourtant sur la vente directe que repose tout le modèle économique des Deux Moiselles, la petite entreprise que la trentenaire a monté avec son amie Elena il y a quatre ans, dans le sud de l’Aude, un coin d’Occitanie au climat sec et aux sols ingrats. Pour couronner le tout, Elena est absente cette semaine, terrassée par une sale grippe, la vraie grippe, précise Magali. Il a fallu tout cueillir, arroser et repiquer sans elle. VDM, la vie de maraîchère bio au temps du corona.

Le sacro-sain panier bio hebdomadaire, sur lequel les âmes perdues se jettent en temps de crise. © Aurélien Culat

L’amie aux paniers

Heureusement, la préfecture peut interrompre les marchés mais pas le flot de la clientèle. Ce jeudi après-midi, habituellement consacré à la vente à la ferme, ça grouille de monde. Le stand a été monté à l’intérieur, la queue s’étire jusqu’au milieu de la cour, la vente prend du temps : Magali est seule habilitée à toucher et peser les légumes, et les distances de sécurité sont respectées. Un spray de désinfectant sur les mains, client suivant. Deux bénévoles lavent les poireaux cueillis le matin, un autre prépare les 47 paniers à livrer le soir-même, un record. La maraîchère est à la limite du sur-régime, mais finalement, tout roule. C’est décidé, demain la vente se fera ici-même, pas la peine d’aller chercher les clients en ville.

Loupé. Jour 4, le marché de Limoux a été maintenu au dernier moment, les clients ne sont pas venus jusqu’à la ferme. Il reste des invendus, dont presque 2 kilos de mesclun. Réunion de crise avec Max. L’ancien maraîcher, qui a transmis son activité à Magali et Elena, continue à faire les marchés avec elles : les fruits et légumes qu’il se fait livrer et revend sur le stand complètent avantageusement l’offre des productrices. Il y a mon côté militant qui dit : si on ne va pas au marché d’Espéraza dimanche, c’est les grandes surfaces qui en profiteront, avance la maraîchère. En même temps, je ne peux plus cueillir ni aller vendre, je suis trop fatiguée. Max fait les cent pas, hésite, rouspète : Ça me gonfle, cette histoire ! J’avais décidé de ne pas y aller, et on vient de m’appeler pour me dire que c’était sécurisé, avec les clients à distance et des gendarmes. Maintenant, je suis curieux de voir ça !

À défaut de pouvoir se rendre sur le marché, Magali prépare la vente à la ferme. © Aurélien Culat

Persil beaucoup

Jour 10. Déjà jeudi matin. Une fine neige se pose en fondant sur les serres, chaque cueilleur fait des panaches de buée en respirant ; des blettes énormes remplissent les cagettes. L’équipe a fait l’impasse sur le marché dominical pour reprendre des forces, et ne le regrette pas : le téléphone chauffe depuis le début de semaine et la liste de commandes s’allonge. Elena, à peine remise, a assuré un rythme de cueillette stratosphérique. Un bataillon de bénévoles est venu prêter main forte. Occupé à cueillir 80 bouquets de persil, Alex sifflote This is the rythm of the night. Mag lance à Vincent, son petit ami et soutien indéfectible : T’es en train de sauver le monde, là ! Tu nourris la planète. Enfin, au moins 500 personnes !

Aux clients habituels se sont ajoutées les commandes de l’épicerie ambulante lancée par la Confédération paysanne de l’Aude. Il faudra préparer 120 paniers cet après-midi, en parallèle du marché à la ferme, qui s’annonce bondé. C’est historique, assure Elena, penchée sur ses radis. C’est une première, confirme Magali. Dans l’histoire des Deux Moiselles, on n’a jamais fait ça. On concentre toutes nos ventes de la semaine sur un après-midi. En plus, il y a les magasins qui nous demandent des légumes. Elena la coupe : Ah non, priorité aux copains ! Dis-donc, heureusement qu’on fait pas de pub sur Facebook, on serait débordées !

D’autant que le confinement coïncide avec la période où la production maraîchère est la plus faible dans l’année, pile entre la fin des choux et le début des fèves. Il n’y a pas assez de producteurs locaux, pointe Elena, pas effrayée par la concurrence. Il faut installer des jeunes ! Nous, on ne peut pas produire plus, enfin on ne veut pas : il faudrait employer des gens, mécaniser… alors que là, je suis bien dans mon jardin. Son récent succès semble même l’embarrasser : La moitié des paniers d’aujourd’hui, c’est de nouveaux clients. C’est intéressant pour la suite, si on fait 100 paniers par semaine, on n’aura plus besoin de faire les marchés. Mais moi, j’aime bien les marchés ! Le vendredi, avec Mag, on adore, on discute avec nos clients, on bichonne tout le monde !

La distanciation sociale n’empêche pas la convivialité du marchand. Rien n’interdit de se raconter des salades. © Aurélien Culat

Cet après-midi, les clients sont bichonnés par Max et Cécile, la vendeuse qui travaille régulièrement avec l’équipe. Sous un ciel menaçant, le stand a été déployé en plein milieu de la cour, sur fond de serres, de tracteurs et de tout ce bric-à-brac vaguement indispensable qui donne à chaque ferme un côté foutraque. L’ambiance est joyeuse, les visages souriants, du moins pour ceux qui ne sont pas emmitouflés derrière leurs masques. Il est interdit de toucher à la marchandise, mais une mamie qui roule les « r » ne peut pas s’empêcher de tâter les mandarines, sous l’œil complice de son pépé. Allez, au revoir, et merci d’être là, lance-t-elle à la fin de ses emplettes. L’indiscipline est immédiatement pardonnée. À l’intérieur, on garde le rythme. Tout le monde s’active à rincer les poireaux, oignons et autres radis noirs, à coup de jet d’eau claire et glacée. Le téléphone de Mag sonne sans discontinuer dans sa poche arrière. Non merci, je ne suis pas disponible ! Dans la radio, Damien Saez crache Puisqu’on est jeune et con…

Cécile se passe un coup de gel sur les gants entre chaque client. Et on touche avec les yeux, madame ! © Aurélien Culat

Fous de la cagette

Les cagettes de légumes, alignées au sol, se remplissent de la sélection de la semaine. Magali jubile : Dans les paniers à 15 et 20 euros, il n’y a que des légumes du jardin, aucune revente ! On est fières, on est fières ! Elena remarque que les commandes ont autant grandi en taille qu’en nombre : Depuis la semaine dernière, les gens veulent des paniers énormes ! C’est que le confiné cuisine ! Dehors, entre deux clients, en se frictionnant les mains, Cécile confirme : Il y a moins de monde qu’au marché, mais ils prennent des paniers de malades ! Ils doivent faire les courses pour les autres : quelqu’un vient de partir avec 100 euros de légumes ! Déjà, un rayon de soleil oblique annonce la fin de la journée. Le stand est remballé au petit trot, les paniers de l’épicerie ambulante sont mis de côté pour demain, et la voiture d’Elena est chargée des 56 cagettes à livrer le soir-même. Les quelques kilos de légumes restant seront revendus à la Biocoop locale, et les maraîchères pourront sereinement s’occuper de leurs semis avant de partir en week-end.

Soulagement général. L’incertitude du marché n’est déjà qu’un lointain souvenir lorsque les filles se garent sur la place de la mairie, à Bouriège, le village voisin. La boulangère et l’éleveur de brebis y livrent aussi leurs commandes. Dans la pénombre éclairée des phares des voitures en double-file, les cagettes de légumes changent de main dans une ambiance de contrebande, et chacun rentre chez soi sous un filet de lune. Mission accomplie, le petit monde de Magali et Elena est nourri. Jusqu’à la semaine prochaine.

7 commentaires

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  1. Merci Aurélien pour ce bel article plein d’entrain communicatif.
    Un petit témoignage reconnaissant pour tous ceux et celles qui se mettent en quatre pour que nous soyons bien nourris : je me suis retrouvée au fond de mon lit, avec des symptômes pas du tout sympathiques par les temps qui courent, et, grâce à la Musette, l’épicerie ambulante improvisée dans l’urgence par nos amis de la conf, les légumes sont arrivés « tout seuls », devant ma porte, et le beau mesclun, plein de fleurs, et de goûts sauvages a été un super rayon de soleil. Une pensée émue pour tous ceux qui n’ont que des supermarchés à portée de main, et je leur et nous souhaite que ça change.

  2. Bravo mesdames et courage

    Les circuits courts ont de beaux jours devant eux. Je suis certaine que les habitudes vont changer au sortir de cette crise. En tant que citoyenne c’est un combat que je suis déterminée à mener avec vous.

    Tenez bon

  3. Elles pourraient être très fiers ses femmes. C’est un travail noble de nourrir les gens locals avec les legumes sains, beaux et plein de vitamines! Prenez soin de vous et très bonne continuation.

  4. Ca me fait rêver, ça donne de l’espoir. Ici à Paris dans mon périmètre de confinement seul un petit magasin qui vend du local habituellement continue à fournir du frais, du beau, du respectueux quand ce n’est pas du bio. Hélas l’appât du gain n’est jamais loin et les prix ont triplé. Sous une forme légale et en pleine visibilité c’est insidieusement l’esprit du « marché noir » de la dernière guerre qui se réinstalle. J’espère que les producteurs dans leur majorité garderons le cap.

  5. Bonjour,

    J’ai l’impression de voir et lire ma soeur dans cet article. Elle est également maraîchère bio dans la Vienne (« La bonne saison »). Elle livre dans 4 Ruches qui dit Oui, le nombre de paniers a été multiplié par 3, plus la vente à la maison …l’annulation des marchés, et oui… A noter qu’elle est veuve depuis 2 mois et a 2 ados (autant vous dire que pour les devoirs, c’est très compliqué…).
    Heureusement, beaucoup de solidarité autour d’elle, elle est très bien entourée et reçoit de l’aide (avec les précautions bien sûr)!
    Voilà, je pense bien fort à elle en ce moment ainsi qu’à vous tous qui continuez à travailler et nous nourrir de bons et bios produits!

    Virginie

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