Ce serait ballot de passer à côté : le foin produit dans l’arrière pays de Fos-sur-Mer est d’une qualité telle qu’il a son AOP ! Des passionnés qui travaillent jour et nuit, une biodiversité unique et de l’eau en abondance, tous les ingrédients sont réunis pour que cette herbe fasse un tabac.
Lancé à toute vitesse, Jérôme Lescot ralentit à peine pour amorcer son virage. Le râteau mécanique accroché au tracteur laisse derrière lui deux tas d’une trentaine de centimètres de haut, sur toute la longueur du champ. Au coin de celui-ci arrive un deuxième tracteur, conduit par le père, Louis, avec son petit-fils sur les genoux et l’emballeuse attelée aux fesses. Le défilé des machines se fait sans précipitation, mais sans perdre une minute.
Il est midi, le soleil écrase tout, les hommes comme les plantes, et l’on a besoin de lui pour finir de sécher le foin qui vient d’être retourné. Le soleil va régler ça en un quart d’heure, assure Louis. Et on emballe maintenant, sinon ce soir ce sera déjà trop sec. Il en va de la qualité de la meilleure herbe de France. La seule appellation d’origine protégée non destinée à la consommation humaine, le top de la botte : le foin de Crau. Nous sommes au sud de la Provence, à quelques kilomètres du terminal pétrolier de Fos-sur-Mer, et ici l’or est vert.
Achillée beau mon foin
Vert, mais sec. Un subtil équilibre qu’on ne trouve qu’en restant sur le qui-vive pendant trois semaines, trois fois par an. Lors de la première coupe, au printemps, on a eu de la quantité mais pas la qualité, parce qu’on ne pouvait pas couper quand on voulait, raconte Jérôme à la descente du tracteur. Les champs étaient alors gorgés d’eau, la météo incertaine, le passage des machines difficile. Mais en ce début d’après-midi estival, l’agriculteur peut jeter un regard satisfait à ses bottes. Aujourd’hui, c’est de la qualité. Regardez, on voit que le foin est prêt quand il craque sous les doigts. Pressée en bottes de 220 kilos, entourée de la ficelle rouge et blanche exclusivement réservée à l’AOP foin de Crau, la précieuse herbe laisse entrevoir en son sein une multitude de fleurs, et pas n’importe lesquelles.
Fétuque des prés, gaillet, achillée, luzerne, vesce, plantain lancéolé, fromental… ce sont des espèces courantes mais ce qui est particulier, c’est le mélange, qui est spécifique d’ici : sur une cinquantaine d’espèces, il y en a 20 que l’on va systématiquement retrouver dans les prés, explique Didier Tronc, directeur du comité du foin de Crau. L’appellation qu’il a obtenue en 1997 vient récompenser les qualités nutritives de ce mélange complet, qui se resème naturellement. Au grand bonheur des prestigieux clients qui s’arrachent le produit : ce matin, Jérôme a chargé 102 bottes, soit 25 tonnes, sur un camion en partance pour l’Aveyron. Elles finiront au menu des béliers reproducteurs d’un centre d’insémination.
Cette année, le foin de Didier est aussi parti vers les bergeries de Roquefort et les étables de Beaufort, c’est-à-dire sur les meilleurs plateaux de fromages. À chaque saison son foin : celui de printemps, riche en graminées, donnera du muscle aux vaches à viande et chevaux de course. Celui d’été, équilibré, ira aux vaches comme aux moutons, pour la viande ou le lait. Celui d’automne, truffé de légumineuses, est surtout donné aux brebis et chèvres laitières.
Tâches vertes et nuits blanches
Pour faire trois saisons de foin par an, il n’y a pas de mystère : il faut de l’eau, énormément. Et ici, il ne faut pas attendre qu’elle tombe du ciel. Mais les agriculteurs de la Crau ont trouvé un filon presque intarissable : les eaux de la Durance, qui descend des Alpes pour se jeter dans la Méditerranée, et qui est au passage ponctionnée pour alimenter un réseau de canaux de plusieurs centaines de kilomètres. 13 500 hectares de plaine se sont ainsi retrouvés irrigués, dont 8 500 aujourd’hui en AOP, tâches vert pomme dans une Provence jaunie par le soleil d’été.
Mais pour les 220 producteurs de l’appellation, pas question de gaspiller l’eau en arrosage automatique, l’irrigation se fait par submersion : les champs sont inondés grâce à un système de barrages mobiles, dits « palettes », disposés sur les canaux. On déplace les palettes, à la main, toutes les heures, précise Jérôme, qui entre mai et septembre, passe ses journées et ses nuits dans les champs, chacun devant être irrigué tous les neuf jours. L’arrosage c’est le plus gros travail, souffle-t-il. Certaines nuits, on ne peut que dormir quatre heures, en deux coups…
Bouse de là
Ces efforts méritent un lot de consolation : l’amendement gratuit et naturel des prairies, grâce aux limons de la Durance qui se déposent à chaque arrosage. Ils complètent le travail réalisé par les troupeaux le reste de l’année. On passe les bouseuses !, s’amuse Jérôme, qui loue ses prairies à des bergers et place sa confiance dans le maintien de la vie du sol. On ne bouge pas la terre : aucun griffonnage, aucun labour ! On met un peu de désherbant dans les fossés, mais dans les prairies c’est 100 % naturel. Des pratiques qui ont permis de créer une zone Natura 2000 en plein milieu de l’appellation ! Ça n’a pas changé le cahier des charges, raconte Didier Tronc. La seule contrainte supplémentaire, c’est qu’on ne peut pas couper les haies.
La reconnaissance des services écosystémiques rendus par ce mode de culture joue en sa faveur pour résister à l’urbanisation galopante de la région. Coincées entre une caserne militaire et la zone industrielle de Fos-sur-Mer, les prairies de la Crau constituent une poche de biodiversité menacée, où hommes et faune sauvage se relayent dans un ballet qu’on devine immuable. Après le départ des tracteurs, la prairie de Jérôme grouille de vie ; les millions d’insectes délogés de leurs herbes hautes voient arriver les passereaux gloutons ; les petits rongeurs en quête de graines tombées au sol sont surveillés par les oiseaux de proie qui planent sans bruit dans le ciel provençal. L’herbe peut tranquillement repousser, jusqu’au prochain coup de chaud.
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