Tandis que le modèle productiviste se base sur des engins de plus en plus coûteux et rend les fermes de plus en plus dépendantes, un grand nombre de paysans et paysannes ont choisi la débrouille. Une coopérative née en Isère il y a dix ans, L’Atelier paysan, les forme à l’autonomie mécanique.
Le mardi, c’est jour de marché pour Les jardins épicés tout. En cette matinée de février printanière, la préparation se termine sous le soleil face aux sommets enneigés. À Herbeys, au-dessus de Grenoble, les oignons sont triés, les carottes arrangées et les caisses remplies avant d’être chargées. Garé à l’entrée du bâtiment, le grand porte-tout monté sur roues peut, lui, se reposer. Il a vu passer ces légumes auparavant.
Ce grand outil bien utile lors des récoltes est né des mains d’un des quatre maraîchers associés de ce Gaec aux 7 hectares. Il n’est pas le seul équipement bricolé en interne. Du rouleau visant à coucher les engrais verts à la barre porte-outil adaptée à la lame souleveuse qui sort patates ou panais de terre, tous les engins attelés à leur tracteur à un moment de l’année ont au moins été améliorés par leurs soins.
L’autoconstruction et l’autoréparation, l’Isérois Adrien Cochet est tombé dedans en s’installant en 2009 avec l’idée de respecter sols et environnement. La somme d’un héritage paternel et de la fibre agricole, à ses yeux : Quand tu débutes, tu te retrouves vite confronté au bricolage. Adrien est loin d’être le seul cultivateur habile de ses mains.
À l’époque, un technicien de l’Association pour le développement de l’agriculture biologique en Savoie, Haute-Savoie, Isère et Ain (Adabio), Fabrice Clerc, décide de recenser les innovations paysannes dans un guide. Dans une certaine idée de résilience… Il est rejoint par un autre Isérois, Joseph Templier, véritable machiniste des Jardins du Temple où il est associé et dont il a déjà modifié tous les outils. La branche autoconstruction de l’organisation rhône-alpine de la bio est née.
Reproduire d’un paysan à l’autre
Des formations professionnelles suivent. Des plans se transmettent. Adrien Cochet fait partie des premiers stagiaires. Habitué au travail du bois, il découvre le métal. Convaincu par le travail en planches permanentes, le jeune paysan reproduit en deux semaines un vibroplanche et une butteuse à planche, pour affiner le sol et relever les buttes des Jardins épicés tout. Avec Davie Geneve, l’un de ses associés, suivra notamment le cultibutte, visant l’entretien du sol cultivé.
Aujourd’hui, le triptyque est connu aux quatre coins du pays. Ce qui est génial, c’est qu’on a développé des compétences de soudure et de tout ce que tu veux, mais qu’on a aussi énormément échangé entre maraîchers, raconte Adrien. En revenant à la ferme, ça m’a motivé à faire plein de choses, à commencer par modifier ma benne de tracteur…
Quand je suis revenu de ma première formation, j’ai réalisé à quel point j’étais libre de faire ce que je voulais, pas dépendant d’un vendeur d’équipements.
Plus de dix ans plus tard, les Jardins épicés tout ont leur atelier, avec postes à souder, perceuse à colonne, scie à ruban pour métal, disqueuse, etc. De quoi être autonomes. Ainsi, ils ont fabriqué un énorme évier sur mesure, un petit ascenseur… Une laveuse coûte 8 000 euros neuve, celle que l’on a bricolée nous a pris du temps mais elle nous a coûté 500 euros de matériel, illustre Adrien Cochet.
Quand je suis revenu de ma première formation, j’ai réalisé à quel point j’étais libre de faire ce que je voulais, pas dépendant d’un vendeur d’équipements. Même si tu achètes un outil, tu peux le modifier toi-même. L’idée, c’est la réappropriation des savoirs, de notre outil de travail. Surtout à l’heure du développement technologique toujours plus poussé du modèle industriel et productiviste.
Entre-temps, Adabio autoconstruction s’est transformé en L’Atelier paysan, une Scic (Société coopérative d’intérêt collectif) à but non-lucratif, dont les sociétaires sont en majorité agriculteurs. D’une coopérative d’autoconstruction, elle est devenue une plateforme des technologies paysannes en France, selon Marie Mardon, sa cogérante.
La coopérative a deux sites (dont un en Bretagne), une grosse vingtaine de salariés, et des fourgons mobiles pour rayonner. Elle cherche toujours à encourager la souveraineté technologique, en partageant les techniques et innovations pensées entre paysans et ingénieurs. Car les idées viennent encore souvent d’en bas. Comme la dérouleuse à plastique prototypée aux Jardins épicés tout ou le distributeur à engrais que ses associés ont participé à faire émerger.
Des formations en Isère et aux quatre coins du pays
Financées par les fonds de formation, Pôle emploi ou les Régions, ses formations, elles, n’ont pas pris une ride. À Renage (Isère), dans le hangar bruyant d’une ex-papeterie, ils sont une dizaine, ce matin d’hiver, à suivre la classique « initiation au travail du métal ». Des maraîchers, un éleveur, un apiculteur, une salariée d’un jardin d’insertion… La moitié est venue avec le bon de commande d’un outil à autoconstruire en trois jours.
La formation est rapide mais démystifie les machines et montre que le bricolage n’est pas si sorcier. La théorie et la pratique se mêlent au fil des étapes de fabrication. La veille, femmes et hommes ont attaqué par la découpe. Ils continuent avec le perçage. Prennent des mesures. S’exercent aux postes à souder avant l’assemblage. Lunettes sur le nez, boules Quies dans les oreilles, ces paysans et paysannes s’entraident. Ils se réfèrent aux plans sur un grand tableau et aux tuyaux de leur formateur.
La souveraineté technologique est un prétexte pour attraper la question de l’alimentation et de l’agriculture.
Il y a savoir souder et joliment souder, estime Réjane Morgantini, responsable pédagogique. Là, il donne surtout le truc pour que ça tienne et pour savoir réparer. La herse étrille, la brouette maraîchère ou la bétaillère sont encore en pièces détachées mais prennent forme.
Architecte de formation puis ouvrier charpentier, Arthur Dietrich est désormais formateur à L’Atelier paysan : Le métal, ce n’est pas si dur quand on t’a expliqué et que t’as les bons outils. À la ferme en tout cas, tout le monde est capable de le faire. Ceux qui le veulent n’ont même pas besoin de passer, L’Atelier paysan vend des kits prêts à souder et tous les plans sont en licence libre, accessibles en open source. Comme la recherche et développement participative est impulsée par les besoins et idées des paysans, tous peuvent en profiter gratuitement.
On souhaite donner les moyens d’une alternative à ceux qui le veulent, et on continuera à le faire concrètement, insiste Marie Mardon. Contre le modèle agricole industriel et ses dérives, L’Atelier paysan veut en même temps se faire de plus en plus entendre, à coups de publications pointues ou de prises de positions publiques. La souveraineté technologique est un prétexte pour parler plus globalement de l’alimentation et de l’agriculture dans notre économie et notre société, rebondit la co-gérante. Elle questionne notre modèle.
La coopérative ne compte plus être seulement une alternative. Elle veut généraliser la transition amorcée. Marie Mardon justifie : Donner le choix reste inoffensif. C’est pourquoi, aujourd’hui, on veut s’impliquer de manière conséquente dans des dynamiques visant à changer le modèle agricole. L’enjeu, c’est de remettre les paysans au centre. Pour des pratiques durables, L’Atelier paysan rêve avec d’autres de l’installation d’un million d’agriculteurs dans l’hexagone. Pour diffuser sa parole et son savoir, il compte sur des relais.
Aucun commentaire
Close