Jamais seul sur sa montagne. Yann n’a pas de terres mais possède le bien le plus précieux : le goût du collectif, largement partagé par les bergers de sa vallée basque.
Un léger voile blanc recouvre le Pic d’Anie et les aiguilles d’Ansabère, au loin. Il a neigé cette nuit, c’est tout frais, commente Yann Vaugon.
Dans sa voix, une once de nostalgie pour l’été qui a bel et bien fui. D’ici peu, lui aussi devra redescendre et laisser la montagne aux rigueurs de l’hiver. Pour arriver au col de Bosmendieta, où Yann fait pâturer ses 220 brebis, il a fallu traverser deux troupeaux en pleine transhumance, une mer de laine, de cloches et de cornes.
Mais lui et ses manech tête noire seront les derniers à dévaler les pentes de la Soule. Il faut profiter le plus longtemps possible de l’herbe verte et abondante des estives, car la petite parcelle que Yann loue dans la vallée ne suffira qu’un mois à l’alimentation des bêtes. Après une saison au foin, il faudra remonter dès les prémices du printemps. Ainsi est faite la vie d’un berger sans terres.
Carte cîmes
Heureusement, au Pays basque, les montagnes appartiennent à tous. Elles sont gérées par des commissions syndicales qui réunissent des représentants d’éleveurs, des élus… explique Yann, à qui l’on a confié un parcours et un cayolar – la cabane de berger basque. C’est là l’un des derniers exemples en France de communs, ces terres sans propriété privée, réservées à l’usage paysan. Une anomalie sur la carte de la spéculation foncière. Pour chaque ferme de la vallée, il y a une part de cayolar. Mais pour l’instant je suis tout seul dans celui-ci. La zone était abandonnée quand je suis arrivé il y a deux ans.
On a collectivisé les terres.
Une brebis s’éloigne du troupeau, attirant l’attention du berger : Hé, oumbasse, là ! Il ne faut pas qu’elle broute n’importe où. Le parcours du cayolar voisin commence juste ici. La terre ne nous appartient pas, mais chacun a sa zone, on ne va pas chez les autres. Dans la vallée aussi, Yann n’est qu’usager des pâturages accolés à sa maison. On a collectivisé les terres, raconte-t-il. On a lancé une souscription avec Lurzaindia – le Terre de Liens basque. Sinon, ça allait devenir soit une résidence secondaire, soit des terres pour un éleveur de brebis Lacaune qui a déjà cent hectares.
Le sel de la vie
Même pour affiner ses fromages, Yann a recours à l’intelligence collective. Notre berger est coopérateur d’Etxe Gazna, qui gère le saloir de Sauguis-Saint-Étienne où sont sublimées les productions de 120 éleveurs. Se serrer les coudes semble être le sport national des paysans locaux. Ici, la tradition c’est de toujours s’organiser en collectif, on a même une chambre d’agriculture alternative, confirme Yann. On voit beaucoup de jeunes qui viennent d’autres coins de France pour ça. Et certains sont restés : moi, je suis venu d’Ariège il y a quinze ans.
Aujourd’hui, le quotidien se partage entre l’estive et la coopérative. Chacun est propriétaire de ses fromages, et Yann récupère la plupart des siens au fur et à mesure, après douze mois d’affinage, pour les vendre sur les marchés. Mais la coopérative aide aussi à s’allier pour fournir des grossistes : On se répartit tout le travail, les expéditions, la comptabilité… tout est plus facile, et on va vers de plus en plus de collectif. Les moyens sont ceux du bord, et quand ils manquent, on fait appel à la générosité des locaux, comme lors du financement participatif lancé fin 2018 pour rénover le saloir.
Tomme sweet tomme
Mais l’outil collectif ne remplace pas le caractère de chaque producteur. Au Pays basque, les têtes sont fortes et les goûts prononcés. Chaque fromage a ainsi son petit quelque chose : Dans le saloir collectif, la croûte qui se forme est la même, mais à l’intérieur, le goût est très différent, assure Yann, qui fabrique sa tomme là-haut, dans sa cabane d’estive.
À cinq minutes de marche du col de Bosmendieta, les lieux semblent sortir d’un conte populaire. Une porte, une fenêtre, un petit lit pour lui, un autre pour ses deux filles de 8 et 10 ans, une petite cheminée et des grands courants d’air sous le toit. Et, plus important, un espace pour le chaudron, dans lequel le lait tiré le matin est réchauffé pour fabriquer la tomme, entre début mai et fin juillet. On a chacun son chaudron, ça joue dans le goût, explique Yann. Mais ça dépend surtout de l’air. Certains cayolars sont très réputés pour ça. Et on y tient, à cette différence. Les coopérateurs de Sauguis ont lancé leur propre marque, Uhaitza, pour valoriser leurs ossau-iraty fermiers. Différenciée de l’AOP générique par son cachet, une tête de brebis de face plutôt que de profil, l’appellation fermière permet à 156 fermes de faire valoir le caractère unique de leur petite production.
À voir Yann guider son labrie, le chien de berger basque, on pourrait croire l’ossau-iraty issu d’une tradition millénaire ; il n’en est rien. C’est très récent, le fromage au Pays basque, il n’y a pas de tradition fromagère, assure le berger. Avant, les gens faisaient le fromage pour eux mais ne pensaient pas à le vendre. Au début du XXe siècle, les producteurs de roquefort venaient chercher les excédents de lait pour les transformer eux-mêmes, avant que les locaux ne se lancent il y a une quarantaine d’années. Les premiers qui ont vendu des fromages, on les a pris pour des fous ! Tellement fous qu’ils sont allés jusqu’à s’organiser en collectif… avec les voisins béarnais. L’apellation Ossau-Iraty, créée en 1980, a consacré deux points géographiques emblématiques : le pic du midi d’Ossau, qui délimite la frontière orientale du Béarn, et la forêt d’Iraty qui chevauche les Pays basques français et espagnols. Un nouveau pays est né, celui de Yann, où l’effort est collectif et la montagne un bien commun.
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