Premier épisode. Sur ce petit caillou aux confins de la Bretagne, toute activité agricole avait disparu depuis des décennies, laissant la friche envahir le terrain de manière inquiétante. Entre 2018 et 2020, trois éleveurs et un maraîcher s’y sont installés, sous l’impulsion d’une conseillère municipale audacieuse. Les débuts sont imparfaits mais prometteurs. Les jalons d’un retour à l’autonomie alimentaire ?
Penn ar Bed, la tête du monde. Tel est le nom breton du Finistère. Et Ouessant, c’est l’île du bout de la tête du monde. Après, c’est l’Amérique, pointe le visiteur emphatique. Pour s’y rendre, il ne faut pas être pressé et avoir l’estomac un peu accroché : en partant de Brest, comptez deux heures trente d’une traversée souvent agitée. Une sorte de sas maritime entre le tumulte humain et le vacarme des vents.
Fait surprenant a priori, Ouessant n’a jamais fait commerce des fruits de sa mer, qui n’étaient qu’un complément pour l’assiette. Toute activité commerciale était vouée à l’échec : aucun havre naturel pour les bateaux, des eaux certes poissonneuses mais extrêmement périlleuses, malmenées par de puissants courants, des tempêtes, de la brume, des liaisons compliquées avec le continent… Les hommes, tous marins, partaient bien pêcher, mais uniquement au long cours ou s’engageaient pour la Royale, et revenaient parfois.
Pas de pêche et pas d’hommes. Restaient la terre et les femmes. L’agriculture, elle aussi vivrière, fut le cœur même de l’intense système matriarcal ouessantin. Jusqu’en 1900, à l‘apogée de la démographie, les 1550 ha de l’île étaient tantôt cultivés par près de 2800 habitant(e)s, tantôt pâturés par 6000 moutons, des centaines de vaches et de chevaux. Une vie austère et autarcique, protectrice de ses codes et de ses traditions, naturellement hermétique à l’influence du monde extérieur depuis des lustres.
Puis, à mesure que la population décroît, que la modernité rattrape l’insularité, les champs de céréales disparaissent totalement du paysage ; les muretins de pierres coupe-vents sont submergés par la friche ; les dizaines de petits moulins s’envolent ; les dernières vaches sont vendues en 1965. L’après-guerre achève la séculaire « civilisation ouessantine » (1).
Le nouveau plancher des vaches
Il est 18 h, ce mardi de mai 2021, et ce soir-là, c’est près du stade, au centre de l’île, que Marie et Thomas Richaud ont installé leur traite mobile. La douzaine de jersiaises et les quatorze veaux changent de prés tous les jours. C’est donc là aussi que les amateurs de lait frais et cuisiniers convergent, en vélo, pour chercher leur nectar blanc. Les gens viennent avec leurs enfants. Le mercredi soir, pour le beurre, on a toujours du monde. On a même dû limiter à deux plaquettes par personne. Les Ouessantins cuisinent beaucoup : far, crêpes, gratin au lait entier, riz au lait… Cela tombe bien : la jersiaise, deuxième vache laitière au monde en population, est une race beurrière, le taux de matière grasse contenu dans son lait est plus élevé que la moyenne.
Originaires de l’île anglo-normande de Jersey, ces vaches rustiques ne craignent pas vraiment l’humidité, mais elles n’auraient pas rechigné contre des nuits au sec. Elles en ont bavé au début. Cet hiver fut apparemment plus rigoureux, il a plu sans discontinuer du 15 au 30 décembre. On a eu l’abri début avril seulement, grimace Marie, qui précise toutefois qu’il pleut autant dans la Drôme que sur Ouessant. En effet, les vents, forts et permanents, chassent les nuages : les grains succèdent vite aux éclaircies qui durent jusqu’à l’averse suivante.
Marie et Thomas Richaud sont fermiers à Chateaudouble (Drôme), en Gaec bio, depuis douze ans pour elle et vingt pour lui, lorsque, en mai 2019, ils tombent sur une offre d’emploi de la mairie d’Ouessant : recherche éleveur laitier. La commune, désireuse de relancer l’activité agricole sur l’île, met à disposition des terrains et des bâtiments. Un vendredi soir précédent, ils avaient découvert l’île sur Thalassa. Le décor les avait fait rêver. Hardis, ils envoient leur candidature, pour ne pas avoir de regret. Deux mois plus tard, les voilà sur l’île, pour voir en vrai. Ils s’y projettent et y projettent aussi leurs vaches. Étude de marché, deuxième dossier, démarches bureaucratiques auprès de la MSA, transfert de l’exploitation à leur associé dans le Gaec… Le projet est lourd à ficeler, mais la possibilité d’une île devient réalité.
Ensuite, déménager physiquement une exploitation représente un vrai défi logistique et financier en soi. Les vaches sont arrivées les premières, en novembre, sur leur nouveau plancher. Le seul déménagement de leur ferme a coûté environ 10 000 euros, l’essentiel de la charge passant dans le transport en bateau des animaux. On n’a pas été très aidé, mais ça a été bien fait : à bord, une personne est restée à côté d’eux toute la traversée, reconnaît Marie amusée. Thomas poursuit : Pour les faire voyager, il fallait arrêter de les traire et en même temps, qu’elles ne soient pas en fin de gestation, sinon il y avait un risque d’avortement.
Depuis, les belles blondes se sont vachement bien adaptées : chaque jour, elles donnent près de 20 litres de lait chacune, contre 12 à 15 dans le sud-est ! On pense que c’est parce qu’elles sont moins stressées ici, car jamais contraintes : c’est la traite mobile qui vient à elles, et elles se couchent quand elles veulent. Vive la pré-(re)traite ! Le volume devrait même augmenter à terme : Pour le moment, la pâture est assez mauvaise car les parcelles n’ont pas été exploitées depuis longtemps, explique Thomas. Pas de trèfle ni de ray-grass à se mettre sous la dent. Mais plus elles vont brouter à ras, plus une flore variée va repousser. À l’inverse, plus il y a de lande, plus la fougère, l’ajonc et ses vives fleurs jaunes, puis la ronce prolifèrent. C’est l’enfrichement, pierre tombale végétale de toute biodiversité.
Lutter contre l’enfrichement de l’île. Telle était l’urgence, avant même l’objectif de produire pour nourrir localement. Ça devenait grave, assure Dominique Moigne, adjointe à l’environnement. Car à la ronce succède pire : les prunelliers. Des arbres à grosses épines qui peuvent facilement atteindre plusieurs mètres de haut. La hantise de la conseillère : Même les tracteurs n’y arrivent pas. En 1993, des chercheurs alertaient déjà sur l’abandon du paysage dans une étude cartographique consacrée à Ouessant : Depuis quelques années, l’enfrichement et la gestion de la friche sont devenus des problèmes environnementaux préoccupants, en termes de gestion de l’espace, de conservation de la biodiversité et de préservation de l’originalité de certains paysages insulaires.
Pharmacienne de l’île, Dominique Moigne est élue depuis 1989. Dans les années 1980, son mari avait tenté une première relance de l’activité agricole. En vain. Retenter l’expérience presque quarante ans plus tard, c’était audacieux. J’ai compris pourquoi cela n’avait pas fonctionné la première fois : trop de diversifications des productions et manque d’expérience des membres du Gaec Ferme Saint-Michel. C’était aussi une époque où les Ouessantins avaient leur jardin et où il n’y avait pas encore de mode de la consommation bio. Cette fois, on a énormément communiqué. Au début, il y a eu de la réticence car les gens restaient sur le précédent échec. En même temps, ils se rendaient bien compte que l’île partait en friche, qu’on dépensait de l’argent à couper de l’herbe, à nettoyer les côtes et les pointes. Bref, qu’il fallait faire quelque chose.
Les premiers appels à projets sont lancés en 2016, avec le Parc naturel régional d’Armorique. Le cahier des charges est précis : ils doivent être biologiquement fabriqués ; il n’y aura pas de bâtiment de traite car inconstructible légalement ; et les produits seront destinés en priorité à la population de l’île.
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Bravo et courage à tous : Ouessant et ses habitants vont revivre !
Une décision prise grâce , entre autres, à l’émission « Thalassa »… Et surtout beaucoup d’audace et de réflexion, vu les difficultés rencontrées. Chapeau bas !
je souhaite une grande réussite à ce projet
Bravo à ses courageux paysans