Pendant trente-deux ans, Carole et Ingo ont fabriqué du fromage sur leur ferme languedocienne à partir du lait de leurs chèvres. En novembre, ils prendront leur retraite, comme des centaines d’agriculteurs chaque année, et appréhendent de mettre fin à l’exploitation bâtie au fil de leur vie, sans transmission.
Sur le marché d’Olonzac, dans l’Hérault, le premier stand à quitter la place ce samedi d’août est celui de la ferme de Roquecave. Fromages de chèvre frais, tommes et yaourts ont tous été vendus, au grand dam des lève-tard.
Seul deux ventes par semaine suffisent désormais à Carole et Ingo pour écouler l’intégralité de leur production, contre au moins cinq à leurs débuts, il y a trente-deux ans.
En novembre, les petits chèvres crémeux déserteront les lieux. Le couple a décidé de prendre sa retraite. La veille, le caillé issu de la traite menée par Ingo a rejoint les moules pour s’égoutter toute la nuit. Carole, en charge de la fromagerie, les sale après les avoir démoulés sur les claies, avant de porter le tout à bout de bras d’une table à l’autre en grimaçant de douleur. Mes bras me lâchent depuis que j’ai pris la décision. C’est le corps qui dit que c’est pas trop tôt. Il est temps que ça s’arrête, se répète-t-elle.
“C’est un mode de vie, pas seulement un travail”
Le sort du troupeau de chèvres provençales, des terrains, de la fromagerie et de l’emplacement privilégié au marché est encore incertain. À la Chambre d’agriculture, ils s’inquiètent beaucoup de la disparition des exploitations et tentent de faire en sorte d’avoir des reprises. On a envisagé l’option pendant des années, pose Ingo. Envisagé mais pas spontanément adopté. Il faut en effet pouvoir encaisser les risques de conflit éventuel avec les repreneurs et s’engager à l’aveugle sur une cohabitation pour le restant de ses jours.
L’idéal, c’est quand même que le fermier s’en aille pour éviter le regard critique permanent sur les nouveaux venus. Mais c’est pas comme si tu arrêtais ton job en entreprise, que tu prenais ta retraite et rentrais chez toi. Pourquoi tu serais obligé de vendre ta maison parce que t’arrêtes de travailler ? C’est un mode de vie, pas seulement un travail, assure Carole. D’autant qu’avec le temps, les fermiers ont développé l’accueil à la ferme dans des gîtes, tiennent un jardin fructueux et accueillent des groupes en permanence. Vacanciers, scolaires, réfugiés, adolescents en famille d’accueil, danseurs traditionnels, adeptes du yoga, artistes… Roquecave s’est imposée comme une terre d’accueil au fil des événements organisés par le duo.
“Si quelqu’un te montre, tu gagnes 30 % de temps”
Sans repreneur, la prairie naturelle (et non pas semée chaque année), en place depuis des siècles, devra absolument être louée pour ne pas redevenir forêt. La fromagerie, elle, sera condamnée à la fermeture. L’outil de travail, perdu. Face à une décision si lourde à prendre, la réflexion doit se poursuivre pour éviter la perte de ce précieux patrimoine. Il faut qu’on continue à en parler, s’accroche Ingo.
D’autant que la fromagère n’a pas seulement retapé la fromagerie grâce à ses compétences de maçonne, son premier métier ; elle a aussi appris à faire du fromage correctement, à secouer les moules précisément cinq fois dans l’eau chaude pour les rincer, par économie du geste, à ne fabriquer que tous les deux jours et réfrigérer le lait en attendant. Certains pensent que c’est meilleur si on se charge la mule en faisant le fromage tout de suite après la traite, mais ce n’est pas vrai, acquiesce Ingo. Un enseignement fort de trois décennies d’erreurs, de doutes et de succès, à l’époque où l’on n’avait pas encore les subventions, rappelle Carole. Et de conclure : Si quelqu’un te montre, tu gagnes 30 % de temps, évalue-t-elle à la volée, consciente de ce que représenterait l’occasion pour de jeunes paysans.
“D’arrêter, c’est une délivrance”
Pour ces raisons, en théorie, le couple n’était pas complètement fermé à la venue de jeunes fermiers. Ingo espère encore avoir accès à une option moins définitive, grâce à laquelle il serait par exemple possible d’annuler la cession si la cohabitation tournait au vinaigre. Selon la Chambre d’agriculture, le seul processus plus léger s’avère le stage reprise, qui permet une mise à l’essai de six mois de l’apprenti avant de s’engager. Mais encore faut-il vouloir enquiller sur une nouvelle année de travail pour le former, ce qui n’est plus leur cas, et enterre donc les minces possibilités de se connaître en douceur. D’arrêter, c’est une délivrance, lance franchement Ingo, serein depuis la décision. On se rend compte qu’on devient de plus en plus lents et le retard s’accumule.
C’est 270 jours de boulot d’affilée, matin et soir, enchaîne Carole. Et encore, nous on s’arrêtait trois mois. Ceux qui ont des vaches, c’est toute leur vie. Des 100 litres de lait quotidiens des débuts, l’exploitation est passée à 75 litres grâce à une autre race de chèvres ; même diminution pour la centaine de tommes originelle à laver, tâche réservée ces dernières années aux woofers. J’aimais ce que je faisais même si j’ai souvent bourriné dans le stress, poursuit-elle. Maintenant, je rêve de m’acheter une chaise longue. Quant à Ingo, il ne vise pas non plus de lointains voyages : Je voudrais juste voir les sentiers de la montagne noire, là-bas, à vingt kilomètres à peine. Je connais rien en fait.
“La fin d’un chapitre, mais l’histoire continue”
Quand on la questionne sur la paysanne du documentaire Les chèvres de ma mère, qui aborde la passation douloureuse de son exploitation, Carole ne s’identifie pas : Ça tourne à la tragédie, ça m’a énervée. Je comprends le pincement mais ça reste un peu excessif à mes yeux, comme si la vie s’arrêtait. Notre retraite, c’est la fin d’un chapitre de trente-deux ans, mais l’histoire continue. La transmission aussi. Je pensais mettre en place des ateliers pour apprendre à mieux manger, en plus de ceux sur la fabrication du fromage. On poursuit nos activités en tant qu’hôtes et Roquecave continue de vivre. Au fond, pourquoi se tarabuster avec cette reprise ? pense-t-elle tout haut.
D’autant qu’Ingo continuera de se lever à l’aube pour aller traire les trois chèvres qui resteront à la ferme. La besogne ne durera qu’un quart d’heure à peine, mais permettra de garder le rythme, de ne pas être dans le vide. Carole en transformera le fruit ; pas dans la fromagerie, qui demande la même quantité d’énergie pour 6 ou 200 litres, mais dans sa cuisine, à l’aide d’un vieux frigo qu’elle retapera. De quoi envisager au moins trois petites tommes tous les deux jours, dont le couple n’imagine pas se passer. À table, après la première bouchée de fromage, l’un et l’autre ont même pris l’habitude de la remarque, presque de l’ordre de la promesse : Il faut qu’on garde quelques chèvres, hein.
Merci d’avoir partagé cette histoire. Peut-être dans les migrants arrivés par la mer, il y a des bergers prêts à reprendre une telle exploitation. Je pense aux Éthiopiens.
C’est une histoire poignante qui prends aux triples j’espère qu’ils trouveront un repreneur à leur guise, histoire de transmettre leur héritage, leur savoir faire et leur savoir vivre. Longue vie à eux David
Et Terre de Liens? Ils les ont contactés? Je comprends que ce soit difficile de tout quitter quand on a tant mêlé travail et vie, mais… comment alors regretter la disparition des exploitations?
Bonjour,
Quelle tristesse qu’il ne soit pas plus simple pour des repreneurs plus jeunes une ferme telle que la vôtre.
En tous cas felicitations pour votre parcours, et bon vent….
Un Occitan.
Oui, c’est un dur métier. La décision appartient à Ingo et Carole. Je leur souhaite une bonne retraite bien méritée.
Cependant, je pense à Terre de Liens qui permet la reprise des fermes et exploitations agricoles. Ce ne sont pas toujours des apprentis qui veulent s’installer.
Il y a 19 antennes régionales en France. http://www.terredeliens.org
C’est malheureusement le cas de centaine d’exploitations en France : d’un côté des gens en fin de carrière qui veulent passer leur exploitation mais n’ayant pas projeté l’avenir n’ont pas eu conscience qu’avec une habitation collée à l’outil de production il faudrait céder l’ensemble. De l’autre des jeunes qui cherchent désespérément une exploitation à reprendre et qui ne souhaitent pas acquérir tous les inconvénients avec juste à reprendre les locaux de production tout en habitant ailleurs ( surtout avec des animaux à surveiller et du coup en cumulant deux achats maison-exploitation ce qui budgetairement est ingerable ). Le tout avec l’ancien propriétaire sur le dos. Résultat : des milliers d’hectares de terres agricoles fertiles qui sont converties en prairies ou carrément laissées à l’abandon car les aînés accrochés à leur acquis veulent ( comme souvent dans cette génération ) le beurre et l’argent du beurre. Faudra t’il attendre une crise alimentaire majeure pour que la France réalise que nous n’avons plus assez d’agriculteurs ? Faudra t’il une loi pour obliger les propriétaires de terre agricole à les céder leur exploitation que ça leur plaise ou pas ? Alors qu’un peu d’intelligence et de vision sur l’avenir résoudrait le problème…le problème c’est qu’avec cette optique, les anciens qui gageaient sur la revente de leur outil de travail pour assurer leur retraite se retrouvent sans acheteurs. Et les nouveaux ne peuvent pas s’installer. Crochetés à leur matérialisme et à la société de consommation qu’ils ont créé, omnubilé par leur slogan « il est interdit d’interdire » qui ne s’applique qu’à eux qui s’attribuent tous les droits et laissent tous les devoirs aux générations suivantes, les baby boomers n’en finissent pas de léser les générations suivantes, avec un bel égoïsme et un j’m’enfoutisme à toute épreuve. Le tout en se permettant de venir leur donner des leçons d’écologie alors que ceux qui consomment et polluent le plus ce sont eux ! ( ce dernier point ne concerne pas cette chevrerie, c’est général).
Beau et réaliste commentaire. En tant que fille de paysan Gersois sans repreneur de la ferme pour toutes ces raisons cautionne totalement vos propos. Cette histoire se répète tous les jours sur tous les territoires quelque soit l’activité de la ferme.
Bonjour Marie,
Depuis mon reportage, il a été décidé que les prairies accueillent les vaches d’un paysan voisin et que le troupeau de chèvres provençales rejoigne un futur chevrier qui a prévu de s’installer fraîchement… au-dessus de Grasse, en Provence ! Comme quoi c’est bien plus sympa de partager la motte de beurre (de chèvre) tous ensemble.
Belle journée à vous.
Justine Knapp