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Sommets alléchants

Après l’étoile, le trèfle : Frédéric Molina, chef écoresponsable

Au Moulin de Léré, en Haute-Savoie, il n’y aura pas de vanille au dessert. Le gastronome baroudeur élabore une cuisine libre et osée car composée de produits exclusivement locaux. Une témérité récompensée d’un trèfle vert au Michelin qui a distingué cinquante chefs en 2020.

Tartare, céréales et crème à l'ail des ours.
Tartare, céréales et crème à l'ail des ours. © Le Moulin de Léré

L’asperge verte, découpée en petites rondelles, croque délicatement al dente sous la dent. Elle a poussé en altitude, à Boëge, à quelques lacets du restaurant. Dans l’assiette, elle se complète avec le très aérien sabayon d’épicéa. Les délicats filets de perches, tirées des eaux douces du grand lac alpin qui s’étend vingt minutes plus bas, sont marinés à l’oxalis, un genre d’oseille sauvage, cueilli dans le jardin. En sorbet, la fraise se mélange à la livèche, le céleri des montagnes. Quant au sureau, cette plante qui foisonne dans la région, son sirop veloute le kir dégusté en préambule sur les rondins…

Au Moulin de Léré, idéalement niché au cœur de la Vallée verte, entre le lac Léman et les alpages du Chablais, l’origine des produits est spécifiée à l’arrivée des mets. Ici, c’est l’environnement qui dicte les menus : les aliments proviennent, à plus de 90 %, de 30 à 40 km à la ronde, à l’exception du sel (de Guérande), du café (équitable d’Ethiopie) et de rares écarts. Qu’attendent les gens qui viennent chez nous ? La féra du lac, les plantes sauvages et les marqueurs typiques comme la tomme. Je n’ai aucune envie de cuisiner l’avocat ou la crevette, je veux raconter l’histoire et la nature d’ici, résume Frédéric Molina, 40 ans, le patron des lieux.

Frédéric Molina refuse les étiquettes et ne revendique pas de plat signature : il propose une cuisine omnivore, avec peu de protéine, « mais la meilleure qui soit ». © Géraud Bosman-Delzons

Sur le papier, cela semble facile et naturel. Non, c’est un vrai défi que l’on s’est imposé, corrige le chef. D’abord parce que dans les cuisines où j’ai grandi, on recevait les légumes en cagettes. C’est un apprentissage et une logistique supplémentaire que de se soucier de la provenance des produits. La préférence pour une agriculture raisonnée complexifie l’équation.

Cuisiner local suppose enfin de ne pas craindre d’improviser, de ne pas disposer de tout en permanence et de s’accommoder des caprices du ciel. La carte change chaque semaine. On a cinquante-deux saisons. En ce moment par exemple (début juin, NDLR), c’est la fin de la fève, mais arrivent l’oignon nouveau, le basilic et la baie sauvage que l’on va travailler fraîchement, en sirop, déshydratée ou encore lactofermentée, dévoile Frédéric Molina.

Pour accomplir ce challenge hebdomadaire, le cuisinier a tissé une toile d’une trentaine de petits producteurs, qu’il rencontre chaque semaine, avec son équipe. On fait vivre le territoire. La contrepartie, c’est l’impact carbone. En se passant de plateforme, on multiplie les déplacements, reconnaît-il.

Vieille variété de pommes, sève de bouleau, miel et oseille © Le Moulin de Léré

Si les obstacles sont bien identifiés, il ne voit aucun désagrément à ne travailler que des produits du cru. Faire preuve d’imagination au contraire le stimule : Pour l’acidité, la rhubarbe est un excellent substitut au citron. Le vinaigre aussi. De cidre, évidemment pas de Modène. Pour le goût citronné, la mélisse fera l’affaire. Quoi, pas de vanille au dessert ? Le mélilot, quand il est séché, révèle une saveur vanillée, rassure l’expert.

Le végétal est l’enjeu majeur de demain, ajoute-t-il, ne trouvant pas de sens à enchaîner les viandes. Dans ses plats, l’aromate est roi, en toute saison. Cerfeuil musqué, serpolet, cistre, reine des prés, marjolaine, égopode, pimprenelle, consoude, sariette, angélique, épilobe… colorisent et parfument les auges des convives. Il faut être malin pour préparer l’hiver et conserver les produits. La fleur de sureau, qui s’épanouit de mai à juillet, reposera et se transformera dans le vinaigre pendant un an. On en fera des pickles. On utilise aussi la méthode de lactofermentation.

Au Moulin de Léré, la carte est imposée, il faut faire confiance au chef. L'influence de son expérience à Mugaritz, célèbre pour cette fantaisie de son chef Adoni sous lequel Frédéric Molina a travaillé. © Géraud Bosman-Delzons

L’Australie initiatique

Pour l’enfant de Madiran, village de pierres du 11ᵉ siècle au pied des Pyrénées, la cuisine ne fut ni une passion, ni une vocation. Mais la pomme ne tombant jamais loin du pommier, naître dans une ferme de parents viticulteurs offre quelques prédispositions : On avait des vignes, des céréales, une basse-cour. J’ai reconnu très vite le goût d’une bonne volaille. Le fumet s’élevant des fontes de la grand-mère aiguise tant son appétit que son odorat et développe probablement un certain attrait pour le circuit court.

Le jeune Molina ne rentrait pas dans le moule trop beurré de l’école classique. À 15 ans, il se retrouve en CAP cuisine, à une époque où quelques toques télégéniques ne valorisaient pas encore la discipline. Par chance, il est détecté par un professeur qui l’encourage pour un bac pro à Biarritz, puis un BTS. Le talent, nourrissant l’envie et réciproquement, se révélera lors de voyages au long cours.

À Paris d’abord, où il rencontre son épouse, Irene Gordejuela. C’est elle qui aujourd’hui prend votre réservation, assure la sommellerie, pousse à bout de bras le lourd établi de bois massif qui fait office de plateau de fromages, entre autres. Puis l’Irlande, et surtout l’Australie où le couple restera quatre ans. C’est à Sydney que je réalise l’étendue des possibilités en cuisine. Chez Bilson’s notamment, le Bocuse d’Australie, qui obtient alors sa troisième toque (l’équivalent de l’étoile). Puis, nouveau trophée, chez Quay cette fois, élu meilleur restaurant d’Australie, d’Océanie et parmi les 50 meilleurs au monde. À 30 ans, c’était difficile de faire mieux, admet Molina sans fierté outrancière.

L'épisode pandémique, ça a été de la survie, mais les maraîchers nous ont aidés.

Restait pourtant l’objectif suprême : Mugaritz, au Pays basque espagnol, avec ses 40 cuisiniers pour 40 couverts, classé dans les 10 meilleures tables de la planète. Grâce au réseau et un CV désormais bien en chair, c’est dans la toque. Mugaritz propose une cuisine très en avance, casse les codes. Sa philosophie, c’est de revenir aux produits du quotidien, de travailler le territoire. Frédéric continue de tracer les pleins et les déliés de son identité culinaire qu’il peaufine ensuite aux commandes de la gastronomique Ferme du Chozal, près d’Annecy. Pour la première fois, je crée une cuisine qui me ressemble. La région les séduit, mais trop saisonnière à son goût. Les abords lémaniques seront plus doux.

Expérience immersive

Le samedi 19 janvier 2019, le téléphone sonne. C’est le Guide. L’équipe était au taquet. Moi je n’y pensais pas, l’étoile n’ayant jamais été un objectif. Mais c’est un séisme. Surtout ici : par choix, on a fait le pari de s’isoler. À partir de ce moment, le téléphone sonne tout le temps. C’est sûr, ça aide à se développer plus vite. Et à surmonter l’épisode pandémique qui a attaqué la trésorerie, forcémentÇa a été de la survie, mais les maraîchers nous ont aidés, on a vendu des plats cuisinés en direct dans leurs fermes.

Tenue de rigueur : un simple t-shirt vert et un tablier marron, quand ce n'est pas le treillis et le sweet à capuche les jours de repos. On lui a fait mettre la veste pour la photo. © Géraud Bosman-Delzons

En 2020, le Guide Michelin a créé sa première sélection gastronomie durable. Le Moulin y figure, avec 49 autres maisons. Le trèfle vert est une vraie consécration : il met en valeur toutes les convictions que l’on porte, se réjouit le professionnel. Cette fois, l’inspecteur ne vient pas masqué. On a passé deux heures à discuter.

La politique zéro-déchet poursuivie par Frédéric n’y est pas pour rien. Trois composteurs, pas d’emballage, de la récup au maximum : l’eau usagée pour l’arrosage, les verts de poireaux pour des bouillons de chlorophylle, les racines en tempura pour l’apéritif, les épluchures diverses en poudre d’assaisonnement… Et si l’eau du robinet coule un peu trop longtemps, les regards se font inquisiteurs : est-ce vraiment justifié ?

Cinq ans que le couple a investi les murs (sans les posséder) du Moulin de Léré. Un record de stabilité ! La lassitude pointe-elle sur les crêtes ? On ne tourne jamais en rond, balaie le chef. La perche, on peut l’interpréter de mille manières, ne serait-ce que par la cuisson : crue, en marinade, à la braise. Molina n’est pas encore rassasié. Il s’imagine bien développer un ou deux hectares de cultures en partenariat avec un producteur. J’aimerais que les clients, après s’être garés, traversent les rangs de légumes pour rejoindre la salle. Histoire de prolonger au maximum ce qu’il nomme l’expérience immersive.

En lisière de la pelouse taillée comme un gazon breton, pousse tout un tas d'herbes folles aux vertus gustatives. © Géraud Bosman-Delzons

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