La manne des sports d’hiver a fondu comme neige au soleil, laissant la place à une dette massive. Mais ce village pyrénéen a su éviter le précipice en misant sur la production agricole en circuit court et la valorisation de sa biodiversité exceptionnelle.
Le soleil rasant s’accroche aux ombelles d’achillée millefeuille encore chargées de rosée. Au loin, le Carlit, sommet des Pyrénées-Orientales, semble veiller sur la paisible prairie dans laquelle entrent les 13 vaches laitières d’Arnaud Carcassonne, après avoir grimpé les ruelles escarpées du village. La cloche de l’église d’Eyne vient de sonner 8 h 30. Barbe de trois jours, jean impeccable et polo gris siglé « Cal Gilet », du nom de sa petite exploitation, le trentenaire redescend transformer le lait qu’il a tiré au petit matin. L’été, la fromagerie est ouverte au public deux heures par jour, pendant lesquelles elle ne désemplit pas.
Arnaud semble peu impacté par les mesures sanitaires qui ont frappé la station de ski de ce village de 135 habitants niché sur le plateau de Cerdagne, à 1600 mètres d’altitude : La crise, elle a du bon pour nous, assure l’éleveur. L’hiver dernier, on a travaillé comme jamais ! Avec la fermeture des remontées mécaniques, les gens avaient davantage d’argent. Et les randonnées se développent aussi, le village commence à se spécialiser dans le tourisme d’été. On les a, les quatre saisons. Je ne veux pas dire qu’on est les rois du pétrole, mais c’est le cas ! La fromagerie Cal Gilet est à l’image du renouveau du village, qui a su déjouer son destin de station de sports d’hiver menacée par le changement climatique pour entamer une transition économique et écologique, avec pour socle l’installation d’une nouvelle génération de paysans.
Pic de productions
La vitrine de l’agriculture d’Eyne est justement en place ce mardi matin sur une petite place : le marché hebdomadaire de producteurs, où randonneurs et habitants se pressent autour d’une vingtaine de stands. Vignerons, herboristes, bijoutières et couturières des villages alentour complètent l’offre locale en fromages, légumes, miel et pain. Un grand barnum abrite des tables déjà conquises par les visiteurs prêts à se servir l’apéritif et à déballer leur pique-nique paysan. Deux grands gaillards arrivent chargés de deux étuis de guitare et d’un ampli afin d’apporter leur contribution à l’ambiance déjà animée. Leur présence est assurée par les cotisations à l’association de producteurs créée en 2010, avec l’aide financière de la Mairie qui prête également le terrain.
Une petite brise agite la cime des saules et balance les jupes pendues aux cintres sur l’air de Lullaby of Birdland ; le saxophoniste arrive en retard dans un sourire. En face de la place du marché, la boutique de la famille Parassols composée d’éleveurs et transformateurs de bovins, volailles et cochons, fait le plein de clients. Bientôt il y aura aussi de la bière : un artisan brasseur s’installe dans la commune, indique Amandine Gondron, l’apicultrice. On est bien à Eyne, on s’autosuffit presque !
À la sortie du village, l’ambiance est plus studieuse. Petite barbe rousse, cheveux courts en pétard et espadrilles bleues, Léo Gérard est penché sur son plan de travail fariné. Il façonne consciencieusement des brioches aux myrtilles avec les jeunes Emma et Inès, sous le regard de leur maman et d’une demi-douzaine d’autres stagiaires. Comme chaque mardi d’été, un atelier grand public propose d’apprendre à pétrir son propre pain et à le faire cuire au four à bois. Ces anciennes écuries reconverties en fournil en 2018 sont louées par la Mairie à Léo et à une autre boulangère, Marion Demeestere, qui tient ce matin un stand sur le marché. Chacun y fait deux à trois fournées par semaine, alternativement. On achète le bois en commun, on fait des commandes groupées pour la farine locale, on s’entraide, c’est l’idéal : le four est toujours chaud, les gens ont du pain tout le temps, explique le jeune boulanger, qui vend également sa production dans les magasins bio et les marchés de la vallée.
La transition climatique nous oblige à prévoir autre chose que les pistes de ski.
Sur la piste d’un tourisme vert
Ici, notre richesse ce sont les jeunes, dont la commune aide l’installation, assure Alain Bousquet, assis à la terrasse du bistrot L’Adret. Il est midi passé, le lieu est bondé, deux familles attendent que des tables se libèrent pour déjeuner. Maire depuis 1995 et artisan du renouveau du village, Alain mesure le chemin qu’il reste encore à parcourir : On est sur un territoire qui est sur une mauvaise pente. Ça date des années 1960 et leur logique de bétonisation de la montagne.
Deux générations plus tard, Eyne paye toujours les dépenses pharaoniques de la station Cambre d’Aze, en occupant la huitième place des communes les plus endettées de France par habitant derrière… sept autres stations de ski ! Ça n’a profité qu’aux promoteurs, il y a eu une fuite en avant sur les logements secondaires, qui génèrent plus de coûts en équipement public que de rentrées d’argent. Et le retour sur les remontées mécaniques est très aléatoire, on a un petit équilibre qui ne finance pas les investissements. De plus, les années d’ouverture des pistes, les 150 canons à neige compensent de moins en moins bien un enneigement en chute libre. La transition climatique nous oblige à prévoir autre chose, assure le maire.
Une autre richesse locale a donc été mise à contribution pour faire la transition vers un usage du territoire plus durable : la biodiversité montagnarde, sublimée dans l’écrin bien protégé de la Réserve naturelle de la vallée d’Eyne. Classée en 1993, elle a sanctuarisé le piémont du pic de Cambre d’Aze. Les pâturages ont pu garder une gestion traditionnelle et leurs espèces uniques au monde ont été préservées. C’est un peu la Mecque de la botanique ! s’enthousiasme Alain. Et c’est aussi le paradis des bourdons inféodés à cette flore, dont on retrouve plus de trente espèces.
Une Maison de la Vallée, inaugurée en 1999 dans une ancienne grange mise aux normes à grands frais, assure la promotion de ce patrimoine et héberge le bistrot L’Adret, le seul du village. Cet après-midi est prévu un atelier balade et cuisine aux fleurs sauvages dans la nature. Car si la cueillette est théoriquement interdite dans le périmètre de la Réserve, elle reste tolérée pour l’usage domestique. Nous sommes à moins de 5 kilomètres de Llivia, enclave espagnole qui abrite la plus ancienne pharmacie d’Europe, qu’alimentaient les plantes d’Eyne pendant des siècles : chacun ici connaît leurs vertus médicinales comme leur intérêt gustatif. Les gens viennent ici cueillir la reine des prés, qui a les mêmes propriétés que l’aspirine, ou la couscouille, une grande ombellifère de la famille des carottes dont on mange les tiges, explique Pep Pareira, technicien de la Réserve, en empruntant le sentier qui part du parking, complet en ce début d’après-midi.
Une montagne en commun
Réélu en 2020 pour un cinquième mandat, Alain Bousquet paraît soucieux de faire converger les intérêts de ses administrés dans une forme de gouvernance horizontale : La Transition ne peut se faire qu’en cohésion, assure-t-il doctement. C’est très bien expliqué par Elinor Oström, prix Nobel d’économie, dans son ouvrage sur la gouvernance partagée. Dans toutes les sociétés, la gestion des communs, c’est ce qui structure la répartition de l’espace.
Le maire prend pour exemple les prairies de la Réserve, où paissent les vaches des éleveurs du village. On a besoin de l’accord de la Réserve avant de monter les bêtes en début d’été et elles n’ont pas accès au chemin, confirme Corinne Parassols, éleveuse qui a fait partie de la première génération à avoir relancé l’agriculture à Eyne, dans les années 1990, et par ailleurs conseillère municipale. Il faut que tout le monde soit satisfait du partage : que les touristes puissent trouver leur place et que la flore soit préservée. Pep Pareira est au diapason : On travaille beaucoup pour trouver l’équilibre avec les activités traditionnelles qui donnent de la vie au territoire, et la préservation de la ressource naturelle. L’accent catalan du naturaliste disparaît un moment derrière un sourire satisfait : Au final, c’est toujours une question de personnes. Et ici, à Eyne, on s’entend bien !
Génial ! Merci au Maire et à toute l’équipe pour le renouveau de ce petit village. Puissent les autres villages de moyenne montagne, tous concernés par la fin de la neige, donc du ski, s’inspirer de cet exemple !