Un accent qui chante, un discours qui secoue. Les idées de Stéphane Linou ont trouvé un écho inédit avec la crise sanitaire mondiale, et ce n’est pas trop tôt. Dès 2008, le futur Conseiller général de l’Aude justifiait son expérience de locavore — un an à ne manger que des produits issus d’un rayon de 150 km autour de Castelnaudary — en imaginant un scénario de pandémie grippale qui bloquait toute la chaîne de transport. Prophétique ? Il est aujourd’hui sur le front, avec les maires, pour dépoussiérer ce qu’il appelle le plus vieux sujet du monde : le lien entre approvisionnement alimentaire et ordre public.
Le confinement a mis en lumière des fragilités du secteur alimentaire en France, donnant raison à vos travaux. Quels sont les risques les plus urgents qui pèsent sur notre sécurité alimentaire ?
Avoir eu raison ne me console pas vraiment, j’aurais préféré qu’on m’écoute ! À court terme, il y a des risques sur les flux. Les territoires de production n’étant plus les territoires de consommation, on est obligés d’avoir recours à des perfusions. On a laissé libre cours à la théorie des avantages comparatifs : étant donné que le transport ne coûtait rien, on s’est spécialisés par territoire et ce qu’on ne produisait plus localement, on l’a fait venir d’ailleurs. C’est grâce au pétrole, cette énergie magique, dense et bon marché, qui nous a affranchis de l’espace et du temps. Mais s’il y a un problème sur les perfusions, c’est la catastrophe. Nos approvisionnements ne tiennent qu’à un fil, et dès que ce fil connaît des avaries, on est mal. On le voit partiellement avec la crise du COVID : les camions circulent moins et les prix augmentent. Attention, ventre affamé n’a point d’oreilles. Les forces de sécurité seraient complètement débordées s’il arrivait un accident sur la perfusion alimentaire, par exemple une cyber-attaque sur la chaîne logistique. Les magasins ne seraient plus approvisionnés puisqu’ils n’ont que deux ou trois jours de stocks et sont dépendants des camions venant des plateformes de distribution. Les gens ne connaissent que les magasins à côté de chez eux, et la nourriture ne pousse pas dans les hangars de ces magasins-là. D’où la nécessité de relocaliser au maximum l’alimentation, pour des raisons de sécurité. C’est ce que je serine depuis vingt ans ! Pouvoir se nourrir localement, c’est une question de sécurité.
Que ce soit à court, moyen ou long terme, il va falloir revenir dans les champs en France.
Il faudrait donc relocaliser une production diversifiée pour répondre aux besoins de base ?
Bien sûr. Il faut plus de productions, plus de producteurs, donc plus de bras dans les campagnes. Que ce soit à court, moyen ou long terme, il va falloir revenir dans les champs en France. C’est évident. Et l’agriculture urbaine, par exemple, peut être un moyen pour créer quelques vocations. Ceux qui tiennent le coup et y prennent goût pourront se faire embaucher dans les exploitations professionnelles, voire s’installer à leur compte. L’agriculture urbaine est déjà un moyen d’occuper les gens, qui se détendent, se déstressent ; c’est l’équivalent d’un smic par an d’économies ; mais c’est aussi un marchepied.
Au niveau des collectivités, quels sont les leviers que l’on peut actionner pour accompagner cette relocalisation ?
Déjà, il faut arrêter de taper sur les élus : tout le monde est responsable ! Il faut arrêter de dire que le citoyen est une victime, il est co-acteur de ses vulnérabilités. Au lieu d’avoir une pelouse ou une piscine, on peut avoir un jardin, c’est un choix. Acheter des produits qui viennent de loin plutôt qu’à des producteurs locaux, manger de saison ou pas, c’est un choix, personne ne nous l’impose. Avec sa carte bleue, on fait le choix de fabriquer de la sécurité ou de l’insécurité. Lorsqu’on achète un produit qui vient de loin, on fabrique de l’insécurité localement. On détricote les infrastructures nourricières, artisanales et industrielles locales.
Ça ne va pas durer, de planter des géraniums au lieu de planter des poireaux ou des patates.
Ensuite, du côté des collectivités locales, on peut agir sur la restauration collective. Soit passer en régie municipale et avoir directement la main, soit, lorsqu’on est en délégation de service public, rédiger un cahier des charges qui impose du local. Il y a aussi le plan communal de sauvegarde (PCS), dans lequel on peut inscrire le risque de rupture d’approvisionnement alimentaire. La commune de Dompierre-sur-Yon est la première en France à l’avoir fait, à la suite de la lecture de mon livre-enquête et à la proposition d’un citoyen officier sapeur-pompier. Ça permet par exemple d’inscrire dans des documents d’urbanisme l’interdiction d’artificialiser certaines parcelles, pour des raisons de sécurité, afin de mettre en place des jardins communaux, des maraîchers… On pourrait permettre aux habitants de végétaliser l’espace public, cultiver un terrain communal avec le service des espaces verts par exemple. Ce que je propose, c’est de débaptiser les services espaces verts pour les rebaptiser service des espaces nourriciers. Ça ne va pas durer, de planter des géraniums au lieu de planter des poireaux ou des patates ! Pourquoi ne pas utiliser les résidus de tonte pour faire pousser des pommes de terre sous gazon, au bord des terrains de foot, le temps des interdictions ? Ça donnerait un signal à beaucoup de gens. Après, il pourrait y avoir des échanges de graines, des stocks intercommunaux ou départementaux de semences…
Aux côtés de la sénatrice de la Haute-Garonne, Françoise Laborde, vous préconisez aussi la création d’un conseil national de la résilience alimentaire. Quelle forme prendrait-il ?
L’idée est de rassembler les personnes qui réfléchissent depuis des années à la reterritorialisation de l’alimentation liée à l’ordre public et à la sécurité. Produire au maximum local, ça pourrait aussi répondre aux enjeux d’effondrement de la biodiversité, de notre totale pétro-dépendance et du changement climatique. Le secteur agricole est le seul secteur qui use son capital : l’outil de production, le sol, se dégrade d’année en année à cause de mauvaises techniques. À un moment donné, on n’aura plus de vers de terre, plus de microbiologie du sol. On fabrique du désert, là ! Il existe déjà des techniques agricoles de régénération des sols, très productives, mais à condition qu’il y ait un accompagnement technique pour tous les agriculteurs. On arrive à trouver des milliards pour sauver des secteurs économiques qui vont quand même se casser la figure. Mais quelques milliards ou même millions fléchés sur de l’accompagnement technique à destination des agriculteurs, ça ne serait pas de l’argent perdu.
Avoir des sols vivants, c’est aussi une question de sécurité.
Pour moi, le ver de terre est le meilleur allié du militaire, il soutient ses arrières. Plus il y aura de sols vivants et non artificialisés, plus il pourra y avoir de productions locales permettant aux populations de se nourrir, d’éviter les troubles à l’ordre public et ainsi d’économiser les forces de sécurité intérieures qui font partie du « continuum sécurité défense ». Aujourd’hui, le foncier agricole n’est pas protégé, ni les fermes, ni même les paysans. Avoir la main sur la production de nourriture, qu’elle soit individuelle, territoriale ou nationale, c’est une question de sécurité et le secteur d’activité d’importance vitale (SAIV) de l’alimentation devrait être concerné dans tout son spectre. Je rappelle dans mes travaux que les consuls, ancêtres de nos maires, tiraient leur légitimité de la préservation de quatre sécurités : extérieure (la protection de la cité), intérieure (l’ordre public), sanitaire et alimentaire. Et mettre en place des mesures qui permettent de préserver le foncier nourricier, de constituer des stocks et avoir des sols résilients, c’était une question de sécurité. En fait, ce sont des évidences, mais la folie consumériste et l’ébriété énergétique dans laquelle nous sommes nous les ont fait oublier.
Pour approfondir
Références
Ce livre est la restitution d’une enquête au sein de « mondes qui se parlent peu » : défense, agriculture, sécurité, alimentation, risques, société civile. Analyse d’un impensé, pistes de réponses à cette question essentielle : sommes-nous réellement préparés à une pénurie alimentaire ?
C’est la vérité pure. Il faudrait faire lire ce texte d’urgence au gouvernement pour leur rafraîchir les idées et faire passer ce sénateur au JT de toutes les chaînes . Il y a urgence. Suivons-le !