À force de durcir les contraintes d’hygiène chez nos éleveurs, ne serait-on pas en train de tuer nos fromages à petit feu ? Réflexions sur le bon usage des bactéries en direct du pis de la vache.
Il y a environ 8000 ans, un de nos ancêtres communs décida de se faire une gourde en estomac séché. L’ayant rempli de lait, il retrouva le liquide caillé à l’intérieur et devint ainsi l’heureux inventeur de cette charmante petite chose qui nous comble de bonheur et nous rend incontournables sur la scène gastronomique mondiale : le fromage. Depuis, que de chemin parcouru. Mais à l’heure où le lait cru se meurt doucement sous les coups d’une modernité stérilisée, n’est-il pas temps de se réapproprier les acquis ancestraux, les méthodes anarchiques et d’écouter à nouveau ce que les bactéries ont à nous raconter ?
Les études sur le sujet ne manquent pourtant pas de le répéter : le microbiote du lait natif non chauffé est riche, indispensable à la fabrication fromagère mais surtout forme un système immunitaire qui empêche la croissance de micro-organismes indésirables, comme le rappelle David Asher dans son livre L’art de faire son fromage.
Le fameux paradoxe du lait cru : plus on le nettoie, plus il devient potentiellement dangereux et difficile à transformer. Jean Ballongue, docteur en microbiologie, se souvient de ces années 1980 où les technocrates de Bruxelles ont mis en vigueur les nouvelles normes d’hygiène : Ces gens-là ne savent pas ce qu’est une bactérie, siffle-t-il. Quand ils ont aseptisé les salles de fabrication, au début c’est bien simple : on n’arrivait plus à faire du fromage ! Les producteurs étaient complètement perdus. À force de nettoyer seaux, pis, appareils de traite et cuves, les flores d’environnement et les biofilms ont disparu, ou presque. Plus de bactérie, plus de fermentation. Plus de fermentation, plus de fromage.
C’était mieux avant ?
Avant cette vague hygiéniste, on fabriquait à partir du lait chaud de la veille (laissé dans un seau sous le lit de la grand-mère), mélangé avec celui de la traite du matin tout juste sorti du pis de l’animal. Un lait qui avait tout le temps de maturer à température ambiante, de développer une microflore microbienne abondante et protectrice. Mais les nouvelles techniques de conservation – pasteurisation en tête – ont eu raison de ces propriétés naturelles. On est maintenant obligé de rajouter ce qui a été perdu au cours des traitements et des méthodes de production : des ferments bactériens et fongiques, des enzymes, des colorants et même du calcium, énumère David Asher.
Ces ferments d’ensemencement directs (DVI) – fabriqués industriellement et vendus aux producteurs, prolétarisent ces derniers en les rendant totalement dépendants. De plus, ils ne forment pas de communautés bactériennes stables.
Quand on a un déséquilibre dans une flore, les pathogènes peuvent se développer alors que dans un environnement maturé depuis des siècles, les gentils gagnent contres les méchants. C’est toute la logique de l’évolution qui est résumée là-dedans !, renchérit Jean Ballongue.
Bonne nouvelle : on trouve encore parmi nos terroirs des méthodes à l’ancienne qui prouvent qu’une cohabitation bactériologique heureuse est possible et même riche. Loin du sachet de ferments lyophilisés, la bonne vieille technique du repiquage – qui consiste à ensemencer le lait du jour avec le lactosérum de la production de la veille – est encore utilisée chez beaucoup de petits producteurs, surtout pour les fromages de chèvre. Le principe est identique à celui du levain pour le pain et permet ainsi de faire l’impasse sur les ferments industriels. Il faut une grande rigueur et de bonnes connaissances techniques pour l’utiliser sans mauvaise surprise. Mais la récompense est au rendez-vous : des fromages de caractère, plus typés, qui portent en eux les spécificités de leur lieu de fabrication. Des fromages uniques en somme.
De la même façon, la gerle en bois utilisée dans l’AOP Salers tout comme les planches d’affinage en épicéa (simplement rincées à l’eau) ont su se rendre indispensables au fil du temps malgré leur rusticité : le biofilm s’y sent bien, les fromages s’en portent mieux. On trouve même dans le cahier des charges de l’AOP Beaufort une interdiction de désinfecter l’installation et de nettoyer les trayons des vaches avant la traite. La réconciliation n’est pas si loin !
Conditions hygiéniques ne veulent pas dire stériles.
Bien sûr, une hygiène impeccable est indispensable en fabrication mais il faut avant tout un lait de qualité : pour cela, des bêtes bien nourries et bien traitées. Loin des fermes de mille vaches donc… Et David Asher de préciser : Conditions hygiéniques ne veulent pas dire stériles.
Il existe des centaines de types de fromage, aucun n’a été créé après Pasteur, conclut-il. Faire à nouveau confiance à la nature pour continuer à se régaler, chiche ?
Pour approfondir
Références
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il est clair que l’excès d’hygiène permet de tuer les bonnes (comme les mauvaises) bactéries, une fois cela obtenu, il est aisé de forcer à l’achat de bactéries « d’usine »; c’est le même acharnement qui est responsable de la disparition de la variété des légumes et des procès contre kokopelli (entre autres) : l’uniformisation avec la réglementation permet la main mise sur l’agriculture et la transformation de la nourriture au profit de quelques industriels; un jour on nous gavera de pilules ! qui a vu dans les années 70 le film « soleil vert » ???
Merci pour cet article !
Ca fait plaisir et ca me rassure de constater que les gens « normaux » existent toujours meme si ils doivent se battre au quotidien dans notre univers qui devient de plus en plus absurde et procédurier …