Sandrine Goeyvaerts est sommelière et caviste à Liège, en Belgique. Après Vigneronnes : 100 femmes qui font la différence dans les vignes, son essai Un Manifeste pour un vin inclusif pointe les inégalités qui troublent le plaisir de boire ensemble. Dans sa bouche, un peu moins de jargon pour parler du vin ; dans son verre, de la sincérité vigneronne.
Pourquoi aimez-vous le vin ?
C’est complexe de répondre de façon courte. C’est un plaisir. Au-delà d’un plaisir physique, il y a une dimension culturelle et sociale. Pour aimer le vin, il faut aimer les gens.
Avez-vous été initiée par une figure masculine, comme vous écrivez que c’est souvent le cas pour les femmes ?
J’ai été initiée à 18 ans par mon amoureux très fan de vin. Ensuite, mes professeurs et mentors étaient tous des hommes. Si ça ne m’a pas tellement marquée sur le coup, ça m’a manqué a posteriori de n’avoir aucune référence féminine qui m’aurait confortée plus rapidement dans le fait d’être légitime et compétente. Je me suis toujours sentie comme une exception, une licorne dans cet univers masculin auprès de qui je cherchais l’approbation à défaut d’autres modèles. Le fait d’être une femme, jeune et blonde a complexifié les débuts. J’ai dû m’armer de compétences pour être prise au sérieux. Même avec un titre de sommellerie reçu assez rapidement, j’étais habitée par la fameuse sensation d’imposture. La présence de plus de femmes dans le milieu aurait banalisé mon parcours et confirmé le fait que le genre n’a pas grand chose à voir là-dedans.
Quel(s) type(s) de vin préférez-vous boire ?
J’aime tout et je n’ai pas de style. C’est une question d’humeur, de moment, de rencontre. Je peux autant m’éclater avec un vin géorgien macéré qu’avoir envie d’un très classique bourgogne. Je veux rester ouverte au maximum. Si l’on décrète une région ou un cépage comme sa ou son préféré, on s’empêche de goûter les autres.
Faites-vous une distinction entre vie professionnelle et personnelle dans l’appréciation d’une bouteille ?
Pas tellement. Pour la simple et bonne raison que mon mari, la personne avec qui je bois le plus de manière hédoniste, est aussi mon partenaire de travail. Les échantillons envoyés par les vigneron·nes qu’on goûte à la cave seront les bouteilles ouvertes que l’on dégustera devant un film le soir. La casquette de caviste persiste malgré tout chez nous, et on a toujours un peu l’impression de ramener du boulot à la maison, aussi agréable soit celui-ci. Comme je ne crois pas à la dégustation œnologique pure, cela me va bien de me laisser ainsi porter.
Un·e vigneron·ne qui vous a marquée ?
Michèle Aubéry du domaine Gramenon, une pionnière des vins bio, d’une douceur et d’une résilience extraordinaires, qui a repris avec courage les rênes au décès de son mari alors même qu’elle ne se destinait pas à être vigneronne. Et qui fait des vins magnifiques bien sûr. Stéphanie Roussel du domaine Lassolle, chez qui je me retrouve dans les valeurs de partage. Elle délivre notamment des formations de biodynamie dans le vignoble. Mylène Bru, un coup de cœur qui ne s’explique pas. Je ne sais pas comment la décrire. C’est une bombe, aux vins explosifs et plein de goûts, à son image.
Un souvenir heureux avec un·e client·e ?
Lors d’une dégustation improvisée à la cave, une dame de 96 ans arrive en pleine forme. Je lui propose de goûter le vin, un jura blanc non ouillé, donc aux arômes de noix très marqués assez particuliers. Elle adore. Elle me dit, je n’ai jamais goûté ça de ma vie. Et on peut vivre de nouvelles expériences à tout âge. J’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de sagesse dans cette phrase.
Comment parlez-vous du vin à votre clientèle ?
Je rends la technique accessible. Pas besoin de termes œnologiques qui suscitent la peur de ne pas avoir le bon vocabulaire, de ne pas être le sachant. Si parfois mettre des mots sur des saveurs semble un peu compliqué, je préfère imager ou faire appel à des sensations. Je parle de vin Beyoncé ou Schubert, d’un autre qui rend joyeux ou alors mélancolique. Plutôt que de macération carbonique ou de fermentation malolactique, j’évoque la présence assez forte que ce vin laisse dans la bouche. Je m’adapte selon la personne pour que l’image lui parle. Caviste, c’est comme psychologue, il faut beaucoup écouter pour donner ce qu’on attend de vous.
Qu’est-ce qui vous agace le plus quand il s’agit de vin ?
La pédanterie. Le moi-je-sais-tout me gêne énormément, le savoir dans le vin étant à mon sens illimité. Sans parler des remarques sexistes, homophobes, racistes, validistes. On défend le vin comme un vecteur de partage et de convivialité, sauf qu’il gravite le plus souvent autour de comportements qui ne permettent pas à tous et toutes de se sentir bien. Souvent je dédramatise avec l’humour en amenant ce genre de propos sur le terrain de l’absurde. Un vin féminin pour des femmes ? Désolée, je n’ai pas encore de macération d’ovaires en stock.
Quel est votre plaisir à boire des vins naturels ?
La sincérité que les vignerons et vigneronnes y mettent. Je ne parle pas des vins embarqués dans une dérive marketing, ça c’est un autre problème. Mais je pardonne un peu de gaz ou une petite réduction qui peuvent rendre attachante une cuvée de caractère, qui évolue au fil du temps, plutôt qu’une bouteille figée sortie de l’usine. Mais ne venez pas me vendre le cul de poney, génial, tu vas voir, sous prétexte que le vigneron taille son demi-hectare à la main.
La réaction la plus inattendue qui vous a traversée en dégustant ?
De grosses larmes qui coulent. C’était un barolo italien, j’avais eu une grosse journée, il y avait du feu dans la cheminée. Sa texture de velours m’a caressée de l’intérieur. C’était comme un énorme câlin que le vin était en train de me faire. La sensation m’a dépassée, ça ne s’explique pas.
Êtes-vous encore surprise en goûtant du vin ?
Comme tout domaine qui demande de la maîtrise, une grille d’analyse assez balisée se met en place. Tant mieux puisque cela permet la comparaison entre plusieurs références mémorisées. Mais avec le temps, la fréquence des surprises s’amoindrit, c’est sûr. Avec la bière en revanche, je retrouve une seconde jeunesse. Je ne m’y intéressais pas encore il y a deux ans et je me suis lancée dans la fabrication avec un brasseur près de chez nous. De repartir ainsi de zéro, je me retrouve comme il y a vingt ans pour le vin, à ne pas pouvoir suivre toutes les conversations par méconnaissances techniques, à sentir un monde neuf devant moi, à base d’odeurs boulangères de drêche, le nez au-dessus des cuves. Produire, c’est captivant. Et puis, autant j’ai l’habitude de donner mon jugement aux vignerons et vigneronnes, autant là, en attendant les retours sur ma première bière, je n’en dormais pas.
La dernière bouteille bue ?
Un prosecco très chouette, que mon mari a qualifié d’alcalin pour se foutre de ma tronche, dans l’escalade vers le qualificatif le plus absurde.
Qu’est-ce que vous aimez boire en dehors du vin ?
De l’eau, c’est bon pour la peau paraît-il. Et beaucoup de male tears, je suis assez hydratée de ce côté-là.
Pour approfondir
Références
L’autrice a exploré le langage du vin, démêlé l’écheveau complexe et souvent tordu que constitue son vocabulaire, décortiqué tout ce qui coince : misogynie, invisibilisation, harcèlement, plafond de verre, manque de légitimité… Dans ce manifeste, elle propose d’autres façons de s’exprimer un verre à la main, plus respectueuses de la diversité du mondovino.
Cette interview m’a donné envie de savourer un petit verre en feuilletant le livre de Sandrine !