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Ville en transition

Damien Carême : « Ce n’est pas l’économie qui doit diriger le pays, c’est le pouvoir de vivre »

Depuis dix-huit ans, dans la banlieue de Dunkerque, Damien Carême fait battre le cœur de Grande-Synthe au rythme de l’écologie. Grâce à ses jardins partagés, ses terrains maraîchers ou sa forêt comestible, la ville de 24 000 habitants pourrait bientôt atteindre l’autonomie alimentaire. Discussion à l’heure de l’apéro avec un maire les deux pieds dans la transition.

 

Pendant longtemps, Grande-Synthe était médiatisée pour ses fermetures d’usines, sa pollution industrielle ou ses réfugiés. Aujourd’hui, Béatrice Camurat-Jaud sort un film inspirant et élogieux, Grande-Synthe, la ville où tout se joue. Comment s’est opéré ce virage médiatique ?

Je n’ai rien orchestré, ça s’est fait naturellement. En 2015, Béatrice est venue présenter à Grande-Synthe Libres, le film de son mari Jean-Paul Jaud. Pendant le débat, elle a senti qu’il se passait quelque chose dans cette ville, que les habitants étaient particulièrement impliqués, qu’ils retroussaient leurs manches. Elle est restée quelques jours et est ensuite revenue plusieurs fois, dans le camp de réfugiés notamment. Il y a un an, elle m’a demandé l’autorisation de tourner un film sur la ville que je lui ai évidemment donnée. Je n’en savais pas davantage. J’ai découvert comme tout le monde le résultat final et j’en suis très heureux, c’est un beau portrait, une superbe photo de la ville.

Enfants dans une cantine de Grande-Synthe
Ici les cantines sont 100% bio depuis 2011. ©M.Niemierz, ville de Grande-Synthe

Dans le film comme dans la vraie vie, vous défendez les idées de la social-écologie selon lesquelles les questions sociales et environnementales sont indissociables. Concrètement, sur le plan de l’alimentation, ça veut dire quoi ?

L’idée est de permettre aux habitants de bien se nourrir à proximité. Récemment, la ville a acheté 14 hectares de terres maraîchères qu’elle met à disposition d’agriculteurs qui pratiquent l’agroécologie ou la permaculture. Leur loyer est volontairement modique, je tiens à ce que les gars gagnent correctement leur vie. En retour, ils doivent fournir les cantines scolaires et les établissements de personnes âgées.

Depuis 2011, tous les repas servis dans les cantines de la commune sont 100 % bio (et à 80 % régionaux) et c’est une structure d’insertion qui assure la grande majorité de cette restauration collective. Quand on a passé les cantines au bio, il y a eu un surcoût pour la commune de 20 % environ que l’on n’a pas répercuté sur les habitants. Offrir du bio à ses habitants, c’est un choix, pas une question d’argent.

Éviter aux gens d’être malades, ça permet aussi d’augmenter leur pouvoir d’achat.
Jardin partagé, ville de Grande-Synthe
©M.Niemierz, ville de Grande-Synthe

Dans votre ville, 28 % des habitants sont au chômage et 33 % vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Bien manger est une priorité pour eux ?

Si la population ne peut pas s’offrir cette alimentation de qualité, alors c’est à nous, collectivité, de créer les conditions pour que chacun puisse accéder à une nourriture saine. Dans les politiques publiques tout est lié. Les questions d’environnement, d’économie, de santé, etc. doivent être menées de front.

Dans cet esprit, nous avons initié des groupements d’achat pour que les habitants s’organisent et se fournissent directement auprès des producteurs. Dans les maisons de quartier, nous organisons des ateliers de cuisine pour réapprendre à préparer des plats simples. Je me souviens d’une petite fille qui, lors d’un atelier, m’avait confié que c’était la première fois qu’elle voyait sa mère éplucher une carotte.

Nous avons également  installé sept jardins partagés au pied d’immeubles pour que les habitants cultivent eux-mêmes leurs légumes. Cette approche écologique permet de faire des économies. Quand on construit des bâtiments passifs qui consomment très peu d’énergie ou lorsque l’on rend les transports publics gratuits, on obtient les mêmes résultats : les habitants regagnent du pouvoir d’achat.

L’alimentation devrait-elle au même titre que les transports ou l’éducation être un service public ?

Tout ce qui travaille le commun devrait relever du service public. Selon moi, le sol devrait même revenir à l’État. Il n’y aurait plus cette compétition entre les élus locaux pour récupérer un bout de terrain et l’artificialiser. Il faut arrêter les conneries d’expansion urbaine. L’eau aussi devrait rester un service public, c’est vital. Si ça continue, bientôt, on taxera l’air. Devra-t-on un jour payer pour respirer ? Ça commence à devenir inquiétant.

Selon moi, le sol devrait revenir à l’État.

Vous avez réintroduit l’animal en ville avec l’écopâturage, vous avez la plus grande réserve naturelle de la région : quelles sont les vertus de la nature en ville quand on a aussi les hauts-fourneaux et la centrale nucléaire de Gravelines ?

Avec 64 % de logements sociaux, Grande-Synthe a longtemps été stigmatisée comme une ville de banlieue à la jeunesse désœuvrée. On a beaucoup travaillé sur l’aménagement urbain et sur la création d’espaces verts : aujourd’hui, il y en a un à moins de 300 mètres de chaque habitant. Depuis 2001, la qualité de vie augmente, la délinquance baisse. En 2019, on ne peut pas couper un arbre sans se faire engueuler par les habitants.

L’écopâturage dans Grande-Synthe
L’écopâturage dans Grande-Synthe ©M.Niemierz

L’association la Forêt qui se mange a décidé de planter une forêt comestible sur un terrain de 5300 m² que la ville met à sa disposition. Est-ce que vous visez l’autonomie alimentaire ?

L’association vise l’autonomie alimentaire de ses adhérents. Moi, je rêve que cela soit possible pour nos 24 000 habitants. Pour y parvenir, il faudrait environ 100 hectares agricoles supplémentaires. Récemment, on a travaillé avec des étudiants en agronomie qui sont venus faire des observations sur la ville nourricière, ils nous ont donné plein d’idées. On pourrait notamment utiliser toutes les berges des canaux pour faire des plantations. On réalise actuellement un travail d’inventaire pour les futures cultures. Être un jour autonome sur le plan de l’alimentation, ne plus dépendre du pétrole pour se nourrir, c’est un bel objectif.

Visite de Rob Hopkins
Visite du pape des villes en transition, Rob Hopkins, ©M.Niemierz, ville de Grande-Synthe

En novembre dernier vous avez attaqué l’État pour inaction climatique, idée reprise récemment par le collectif l’Affaire du siècle, vous pensez que l’État n’est pas à la hauteur de la situation ?

C’est clair. On ne peut pas clamer d’un côté make our planet great again et de l’autre autoriser l’huile de palme, les mines d’or ou les forages pétroliers en Guyane. Quand la ville fait, quand les habitants s’engagent, il manque souvent l’État autour de la table. Il faut le secouer. Sur la qualité de l’air, la France très mauvaise élève a été condamnée par la Cour de justice européenne. Elle commence à se bouger. Si on doit passer par les tribunaux, on le fera.

Est-ce à dire que les maires et les citoyens pourraient se passer de l’État ?

Non, si de nombreuses compétences relèvent du pouvoir des maires – transports, alimentation,  logement, etc. – on a besoin de l’État pour mettre en place une vraie fiscalité écologique qui pourrait financer la transition. Il faut que l’État oriente l’argent vers ce grand chantier-là. Malheureusement, on est encore sur le modèle du PIB et on en paie les conséquences. On n’a rien tenté d’autre. Pourtant, aujourd’hui, ce n’est pas l’économie qui doit diriger un pays, c’est le bien-être des gens. L’indice du bonheur brut (BNB) mis en place au Bhoutan produit des effets intéressants.

ville de Grande-Synthe
©M.Niemierz, ville de Grande-Synthe

Vous êtes maire depuis dix-hui ans, votre père l’était avant vous. La politique, c’est génétique chez les Carême ?

Il y a eu dix ans entre nous deux et, franchement, je n’en avais jamais rêvé avant. Je suis militant associatif depuis longtemps. J’étais de toutes les grèves du collège, je m’investissais dans la vie locale. Ce qui est génétique, c’est sans doute le militantisme. Même si je ne m’étais pas projeté dans ce rôle de maire, je trouve que c’est la plus belle des fonctions, la plus exigeante. On a plein de leviers, on peut lancer plein de choses. On a des réponses concernant le logement, les transports, l’alimentation, la santé. Vous connaissez d’autres métiers qui concentrent autant de disciplines ?

Au printemps prochain, vous serez en troisième position sur la liste d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) et devrez sans doute quitter votre place de maire. Quand vous vous retournez sur vos dix-huit années d’action politique, qu’est-ce que vous voyez ?

Je vois de la cohérence dans notre action politique, rien n’a été laissé au hasard, on a été présents. Dimanche, je vais présenter mes vœux. Une équipe de la ville a réalisé une rétrospective en vidéo. On y voit des milliers d’habitants qui participent à tout ce que l’on a proposé. Pour une grande majorité d’entre eux, on a trouvé des solutions. J’espère qu’on aura été assez loin pour que la population exige du prochain maire que les choses mises en place perdurent. Mais je suis confiant, elles semblent avoir pris racine.

Pour approfondir

Références

Crise migratoire, pollution industrielle, chômage record, la ville de Grande-Synthe (59) est un concentré de crises auxquelles l’ensemble de l’humanité devra bientôt faire face. Pourtant, sous l’impulsion du maire Damien Carême, citoyens, associations et pouvoirs publics se remontent les manches pour trouver des solutions avec enthousiasme et humanisme. La ville de Grande-Synthe, aujourd’hui en pointe sur les questions de transition écologique, devient un vrai laboratoire du futur.

8 commentaires

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  1. Mais … cela semble donc possible (et il ne s’agit pas que d’écologie) ! C’est top.
    Encourageons tous nos élus à aller dans le même sens.

  2. 18 ans et le site de l’ancienne décharge de la Communuté Urbaine est toujours polluée. Quant à l’état des watergangs.

  3. Quelle belle histoire et quel bel exemple d’humanité à suivre. On vous envie !

    Continuez, persévérez, résistez, d’autres comme vous prendront le chemin…

    Merci pour cet espoir

  4. Bravo à M. Carême et ttes ses équipes… C’est génial d’avoir un élu qui prenne aussi bien les choses en main. Certains devraient s’en inspirer.

  5. Ouahou ! Que ça fait du bien des élus (locaux) s’investir à ce point et dans ce sens !!! Quel bien cela fait à la démocratie …tout autant qu’aux habitants !!! Merci la Ruche pour cet interview et merci Grand Synthe pour cette bouffée d’espoir !!

  6. Bravo pour cet article. Grande Synthe est aussi une ville dans laquelle le père du maire actuel a fait planter de très nombreux arbres lors de son mandat. Etant originaire de l’Est de la France, il ne comprenait pas qu’il n’y ait pas plus d’arbres sur sa commune et il en a fait planter à foison.
    Cela fait du bien qu’il y a des communes dans lesquelles il se passe des choses qui font avancer l’écologie.

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