Voilà six ans que Camille Labro, journaliste culinaire pour Le Monde, plonge chaque semaine un invité dans la marmite des souvenirs. À feu très doux, elle en tire des portraits emprunts de saveurs, d’odeurs et d’émotions aujourd’hui réunis dans un livre Affaires de goût. Parmi ces 80 portraits, il en manquait un : le sien.
Lorsque j’ai lancé cette rubrique en 2012, c’était pour explorer ce que représentait la cuisine dans la vie des gens, explique Camille autour d’un thé vert dans son appartement du 11e arrondissement parisien. Ce que j’ai pu collecter va bien au-delà. La cuisine ouvre une porte sur l’intime à un point que je n’imaginais pas. Une fois sur dix, pendant l’interview, la personne s’est d’ailleurs mise à pleurer.
De ces rencontres, Camille se rappelle presque de tout, est capable de citer une anecdote pour chacun de ses sujets mijotés. Lorsque j’ai échangé avec Agnès b., c’était merveilleux. Je me souviens de sa soupe de fenouil, simple, délicieuse, généreuse. C’était une soupe qui lui ressemblait. Même souvenir ému de François-Régis Gaudry, fasciné enfant, par les doigts tordus de sa grand-mère pourtant habile cuisinière. Ah les grands-mères, c’est fou ce qu’elles ont été évoquées pendant les entretiens. Sans doute parce qu’elles incarnent le lien maternel sans les contraintes.
Pour Camille pourtant, c’est bien de sa mère Martine que lui vient ce lien viscéral avec la cuisine. Fille unique, elle n’a jamais coupé le cordon bleu. Ma mère est une cuisinière merveilleuse. Elle est dans la cuisine du don, du partage, elle a une exigence folle, un palais parfait, pourtant elle n’en a jamais rien fait professionnellement. Grande amie d’Alice Waters, elle a été l’une de ses sources d’inspiration mais n’a jamais ouvert de restaurant. C’est avant tout une artiste. Enfant, Camille regarde sa mère œuvrer dans sa cuisine de Vence, se taille une petite place dans ce ballet qui, chaque jour, se répète pendant plusieurs heures. J’ai fait la petite main, j’ai observé, je l’ai regardé faire, j’ai appris par imprégnation. Ma mère cuisine à l’instinct, comme elle le sent, elle est incapable de me donner une recette, en revanche elle m’a transmis le goût et ouvert l’esprit. Souvent, le matin, Camille part à l’école les poches remplies d’olives niçoises.
On mangeait la salade avec les doigts pour ne pas l'abîmer avec nos couverts.
Claude, son père, est également un ingrédient essentiel de cette partition culinaire familiale parce qu’il joue les arpètes en cuisine, il maîtrise à la perfection tous les trucs un peu chiants, mais aussi parce qu’il cultive des trésors dans son jardin, notamment le mesclun. C’est une chose que mon père a toujours fait pousser. Dans son potager de 600 m² c’était le bazar, les haricots s’enroulaient autour des framboisiers, il y avait une profusion de plantes, d’arbres fruitiers, de potions bizarres. Et dans un coin, cette petite salade qui parle du Sud, qui en patois provençal veut dire “mélange”, des goûts et des cultures.
De ces petites feuilles vertes, la famille prend un soin immense. On mangeait le mesclun fraîchement cueilli avec la délicieuse vinaigrette de ma mère rehaussée d’une gousse d’ail frottée sur le bout de la fourchette. On la mélangeait très légèrement pour ne pas l’abîmer et surtout, on la mangeait avec les doigts. Les couverts ne devaient pas toucher la salade. J’ai grandi avec ça. Parfois, la famille va se fournir au petit marché paysan de la place du Grand-Jardin de Vence. Je me souviens d’Annabelle qui mettait son argent dans son soutien-gorge et vouait une passion à mon père. Et puis il y avait cette toute petite dame qui vendait du mesclun. Ça avait sidéré Alice Waters en visite chez nous. Elle en a rapporté des graines pour son resto en Californie.
Aujourd’hui, Camille ne peut pas passer une journée sans manger de salade verte. La salade devrait s’imposer sur les cartes des restaurants, pas comme un accompagnement mais comme un plat à part entière. J’aime les feuilles, le vert et la chlorophylle qui me parlent de jardin. C’est une respiration pour le corps et une bouffée d’air pour les maraîchers qui peuvent la cultiver facilement. Aussi, tous les soirs, immuablement, les feuilles vertes s’invitent dans le dîner familial.
Vers 19 h, Camille enfile son tablier. C’est une règle absolue, je fais toujours à manger pour mes enfants le soir. Souvent ils viennent cuisiner avec moi. Il faut que ce soit bon, plaisant et réalisé par nos soins. On échange sans mot, il y a un amour fou dans le fait de cuisiner ensemble. Quand au début du repas partagé arrive la salade du jour, elle a toujours cette touche en plus dont Camille a le secret. J’y ajoute des graines, j’alterne les huiles et les vinaigres, je mets de la sauce soja. Pour ma petite dernière je dessine un trait de balsamique en zigzag pour jouer les grands restaurants. Aujourd’hui, Camille mange toujours sa salade avec les doigts et aime la servir dans un bol, il y a un côté plus intime et maternel, le bol ça évoque un ventre de femme enceinte.
Chez Camille, la cuisine n’est pas un art de vivre. C’est juste la vie.
La salade du jardin de Camille
Ingrédients pour 4 personnes |
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100 g de feuilles de laitue variées (selon la saison, mesclun, romaine, scarole, trévise…) |
1 gousse d’ail écrasée en purée |
1 c. à s. de vinaigre de vin rouge, xérès ou cidre |
3 à 4 c. à s. d’huile d’olive extra vierge |
1 pincée de sel marin ou 1/2 c. à c. de sauce soja de qualité |
Poivre du moulin |
Laver et essorer la salade délicatement. Dans un bol, mélanger l’ail, le vinaigre, le sel ou la sauce soja et le poivre. Incorporer l’huile en fouettant. Goûter avec une feuille de salade, ajuster le sel.
Placer les feuilles dans un saladier. Ajouter 3/4 de la vinaigrette, remuer et goûter à nouveau. Ajouter plus de sauce si besoin. Servir aussitôt.
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Photo de Une : ©Benoît Kuhn
Pour approfondir
Références
Chaque semaine paraît dans M le magazine du monde la chronique “Une affaire de goût”. Le récit d’un plat-mémoire, ou comment ce que l’on est se lie inextricablement à ce que l’on mange. Cet ouvrage rassemble 80 de ces portraits comestibles, dont les conteurs ont tous en commun de graviter, de près ou de loin, dans l’univers de ce qui se mange et se boit.
Basé à Nice, je remarque que cet article laisse à croire que le mesclun est le nom d’une variété de salade alors que, je cite wikipedia : Le mesclun (du niçois mesclum, « mélange ») est un mélange de pousses et de feuilles, d’au moins cinq variétés différentes, de plantes potagères qui se consomment en salade (laitue, mâche, roquette, chicorée, trévise, scarole, feuille de chêne, etc.).
Merci pour ce beau portrait. Je découpe presque chaque semaine la recette de l’invité de Camille Labro dans le Monde Magazine et je la fais la semaine suivante, sauf s’il y a de la viande, car je suis végétarienne. C’est un vrai plaisir d’entrer dans la cuisine des autres.