Une cueillette en libre service en plein Bruxelles ? Les habitants de Boitsfort ont créé sur une friche une ferme modèle : diversifiée, productive et solidaire.
Il suffit de passer le petit portique en bois, rue des Cailles, pour que le caquètement des poules emplisse l’espace. Il éclipse un instant le grincement des scies circulaires échappé d’un immeuble en chantier. Dans la continuité du poulailler et de l’enclos des lapins, protégés par l’ombre d’un bosquet, s’ouvre une immensité verte et ensoleillée, mouchetée de jaune, rouge et bleu, au gré des buissons de capucines, groseilles et bourraches. Au second plan, des grues s’activent à la modernisation du quartier populaire de Boitsfort, à quelques encablures de l’Université Libre de Bruxelles. Il n’y a aucune parcelle individuelle, assure Luc, en cheminant avec légèreté entre les carrés cultivés. Devant lui s’étend plus d’une centaine de mètres de potager collectif, fleuri, nourricier, exubérant.
Cette année, tout pousse avec un bonheur fou, prenez des betteraves ! lâche notre guide, comédien professionnel et bénévole riche de temps. Là c’est les herbes aromatiques, là les tinctoriales, et ici, une sauleraie se met en place. La soixantaine de bénévoles du Chant des Cailles se retrouve chaque dimanche pour entretenir les espaces communs ou pour travailler en petits groupes sur des jardins semi-collectifs. Devant un petit carré, un panneau « École maternelle Sainte-Thérèse ».
Le fondement absolu du Chant des Cailles, c'est que les gens du quartier se rencontrent.
Le jardin est ouvert à tout le monde, jour et nuit, explique Luc en cueillant de la claytone de Cuba (ou pourpier d’hiver), la base de sa soupe préférée. La terre appartient à la société des logements sociaux, on a fait un bail précaire pour les habitants en 2012. On met chacun 10 euros par an, ça paye les outils. Depuis, le collectif a pris son envol, mis en place des espaces de convivialité et une épicerie associative. Le fondement absolu du Chant des Cailles, c’est que les gens du quartier se rencontrent. Mais le reste a pris une proportion incroyable et permet à des professionnels d’en vivre. En effet, le jardin collectif n’occupe qu’une fraction du vaste terrain, grande plaine de près de deux hectares, bordée de pavillons ouvriers et de récents immeubles en verre, sur laquelle s’activent des maraîchers, binette en main.
Appelés sous les drapeaux
Pour accéder à la zone de culture professionnelle, encore un simple portique en bois, sans serrure. Luc prend les devants et commence à tranquillement grappiller les rangées de légumes pour remplir son cabas. Et il n’est pas seul, suivi dans son méfait par une autre habitante du quartier, sous le regard bienveillant des maraîchers. On croît rêver ! Ils sont pourtant dans leur bon droit : le potager est en accès libre. L’abonnement coûte un euro par jour, soit 365 euros par an, et chacun vient cueillir en conscience, sachant que 387 autres personnes doivent vivre dessus, explique Luc. Globalement, ça me fait mon compte de légumes. Des drapeaux verts indiquent les rangées dans lesquelles on peut se servir, et les légumes qui risquent de se perdre ont droit à un drapeau rouge. Quand il est sur la claytone, je me fais des soupes pour trois semaines ! s’amuse le comédien.
Un tableau récapitulatif, à l’entrée du potager, permet de connaître en un coup d’œil les légumes disponibles. Aujourd’hui, les haricots, radis, fenouils, brocolis, pois mange-tout ou courgettes s’offrent aux abonnés, qui peuvent passer les chercher à toute heure, juste avant le déjeuner comme le soir en rentrant du travail. À l’entrée d’une serre, un panonceau donne des conseils pour prélever des feuilles de basilic sans endommager les plantes entières. Le lieu étant très fréquenté, et les abonnés se connaissant de près ou de loin, les resquilleurs sont rares.
On n’a pas inventé la formule, ce sont des maraîchers flamands avec qui on a pris contact, concède Martin en posant sa brouette, face à Schubert le chat, la mascotte de la ferme. Et l’on fonctionne comme ça depuis 2013. On est trois à presque temps plein, et trois saisonniers. Des stagiaires complètent l’équipe, comme Léa qui repart avec le sourire et une courgette sous le bras.
Martin, lui, s’apprête à rejoindre un autre champ en périphérie où poussent patates, courges, choux, oignons. Les parcelles y sont plus grandes, explique-t-il. Ici on était trop limités, on a 200 personnes sur la liste d’attente et on cherchait des solutions. Parmi les abonnés, des enfants, pour qui le prix est ajusté au prorata de leur âge, mais également des personnes en difficulté financière, dont l’abonnement est diminué par des dons d’autres adhérents. Dans un coin du champ, une parcelle de fleurs à couper, ouverte à tous sans abonnement, permet de se constituer des bouquets en abondant une tirelire. Là j’ai pris cinq fleurs sauvages, j’ai mis 2 euros, explique Luc en enfourchant son vélo.
Des nonnes aux glaces
Étape suivante dans la galaxie du Chant des Cailles, un petit kilomètre plus loin : le verger. Première surprise, le lieu possède un portail fermant à clé. C’est la même association, mais nous sommes sur le terrain du couvent St-Anne, explique John en ouvrant la porte. Dans les années 1970, il y avait 50 nonnes qui vivaient ici en autarcie avec des vaches. Depuis, un tiers des 6 hectares est couvert de pommiers, et le reste accueille des pensionnaires inattendues. Brigitte, Jacqueline, mais aussi Gratouille, Apocalypse, Symptote, Si Bémol Majeur et Trotinette… On a en tout 55 brebis, elles ont toutes un nom, avec des personnalités très différentes. Là il y a Pitchounette qui adore les câlins, pointe le jeune éleveur en entrant dans la bergerie.
Quarante-trois brebis passent à la traite tous les jours, sous les mains des trois permanents et des quatre saisonniers qui se répartissent le travail. Car il faut aussi transformer le lait : 60 % de la production, c’est du fromage frais, détaille John sur le chemin de la fromagerie. Mais on a triplé notre production de yaourt l’année passée : 12 000 au total !
Dans le local immaculé, les fromages frais remplissent les rayons, aux côtés de la ricotta, du kéfir et de la tomme. Mais le best-seller du Chant des Cailles est dans un congélateur. Au début, on a juste mis du sucre dans notre lait pour tester la glace, raconte John. Puis, avec les herboristes de l’association, on a mis de la verveine citronnée et de la tagète, ça, c’est à tomber par terre. Ont suivi les arômes menthe, cerfeuil musqué ou encore casseille (hybride entre le cassis et la groseille) qui s’arrachent lors du marché dominical.
Le gros avantage d’être en ville, c’est que le consommateur est juste là, note John, en précisant que les trois-quarts de la production s’écoulent en vente directe. Et c’est hyper participatif, on a huit stagiaires et une trentaine de bénévoles pour nous prêter main forte.
Le gros avantage d’être en ville, c’est que le consommateur est juste là.
Le chant du cygne ?
L’écosystème du Chant des Cailles est pourtant menacé. On ne peut pas dire si on pourra garder la totalité du Chant, car c’est un espace constructible, explique Luc. Les élus municipaux nous défendent becs et ongles, mais la Région a décidé qu’il faut absolument construire à Boistfort. Un jour, la ministre de l’Environnement est venue et elle a été subjuguée, positivement. Puis elle est repartie et elle a mis sa casquette de ministre du Logement pour dire « on construit ».
Les habitants ont obtenu un gel des travaux pendant trois ans, le temps de mener une enquête sociologique sur l’impact du Chant des Cailles sur le quartier. Avant même les conclusions, un événement récent permet de prendre la mesure de l’implantation de la ferme. En mars dernier, des actes de malveillance ont été commis, en pleine nuit. Un incendie, parti des serres, s’est propagé au local à outils, faisant 20 000 euros de dégâts. Il y a eu un élan de solidarité incroyable, raconte Luc. La somme a été recouverte très rapidement par des dons et des événements de soutien, et les serres ont été remontées à temps pour sauver la saison. Les maraîchers avaient presque le sourire, en disant « dans six mois on en rira » !
On essaye d'inventer un nouveau récit.
Mais la question revient maintenant à chaque réunion : comment protéger le Chant des Cailles sans qu’il ne perde son âme ? se demande Luc. Si on le ferme, c’est la mort. Pour le moment, les bénévoles font le pari d’une autre manière de vivre ensemble, à l’échelle d’un quartier : 90 % de ce qui se passe ici est bienveillant, il n’y a pas de patron, on prend les décisions au consentement lors de réunions plénières, une fois par mois, où tout se discute. Et d’ajouter, dans un sourire : On essaye d’inventer un nouveau récit. Tous ces gens font partie d’une aventure qui participe au réenchantement du monde...
On retrouve dans cet article la magie du Chant des Cailles, espace d’abord de rencontre autour d’un projet qui met en œuvre TOUS les ingrédients de la nécessaire transition énergétique ,économique et sociale…Préservons-le et montrons aux générations qui viennent que le changement est possible ! Cécile
C’est magnifique ! merci pour ce partage et cette merveilleuse initiative d’unité, de solidarité, de générosité qui crée du lien. Une belle inspiration à mettre en œuvre un peu partout!