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Une paille dans le cœur

En son cœur, une paille de seigle gravée du nom du producteur. En sa chair, un fromage de chèvre à la croûte cendrée, chéri par Balzac et certifié AOP de l’Indre-et-Loire. Et pour donner vie à ce sainte-maure de Touraine, Karine, Camille et Thibaut, trois jeunes éleveurs bien dans leurs bottes et dans leur temps. 

Texte : Mathilde Tournoux
Photos : Thomas Louapre

Cette semaine à la ferme de la Cabrett’ du Viornay, Thibaut, ancien technicien agricole, s’occupe des animaux. Karine, ex-contrôleuse qualité dans le lait, est à la traite. Et Camille, hier apprentie, se charge de la fabrication du fromage. Les trois éleveurs de chèvres récemment installés se sont mis d’accord sur une rotation hebdomadaire des rôles, pour que chacun puisse toucher à tout et assurer l’autonomie de la ferme. On s’est associés autour de trois principes : vivre de notre travail, avoir du temps libre et être fiers de ce qu’on produit !, déclare Camille.

À l’intérieur de la grange, ça sent bon la biquette. À la belle saison, les 130 chèvres de race alpine à la robe chamoisée vont au pâturage. Mais aujourd’hui il pleut, ce sera foin sec pour tout le monde. Mais pas n’importe lequel : l’herbe et les céréales sont cultivés avec soin directement sur la ferme.

Il est 8 h. La traite du matin va commencer, Noreille bouscule Non-Stop pour essayer de passer devant Escalope, c’est l’effervescence dans la salle de traite ! Deux fois par jour, à l’aide de quatorze pompes électriques, Karine obtient un peu plus de trois litres de lait par chèvre. Chaque bête donne en moyenne 750 litres de lait par an, avec une interruption pendant la mise bas. Le comble, c’est que Karine n’aime pas le lait, mais elle aime ses chèvres, ça oui !

Le lait tout frais est récupéré dans un tank de traite maintenu à 20 °C. Karine transfère le précieux butin dans une grande cuve de 200 litres dans la salle de caillage et passe le relais à Camille, fromagère du jour. 90 % du lait sert à la fabrication du fromage sur la ferme, le reste est vendu à la laiterie voisine tous les vendredis. Pourquoi ? Pour permettre à l’équipe de ne pas produire de fromage le week-end. Ici, on veille à l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle.

Dans sa tenue immaculée qui rappelle celle des infirmières, Camille sort sa seringue et ajoute dans la cuve de lait cru des ferments à base de lactosérum et de la présure. Il faut ensuite mélanger délicatement mais énergiquement et maintenir la température ambiante au-dessus de 20 °C pour que la magie opère. En vingt-quatre heures, le lait cru liquide devient caillé épais.

Le caillé obtenu la veille va permettre la fabrication de différents fromages : le tronconique sainte-maure-de-touraine, mais aussi de plus classiques crottins, des pyramides, des tommes. Il faut 1,5 à 1,8 litre de lait pour un sainte-maure, contre 10 à 12 litres pour une tomme, confie la jeune femme. Si le cahier des charges de l’AOP encadre l’origine géographique, l’alimentation des chèvres et les caractéristiques physiques du fromage, il ne dit rien sur la façon de le faire ! Chacun a son geste pour le moulage. À l’aide d’une petite pelle, Camille remplit le moule en deux temps, d’abord avec du caillé très ferme puis avec la pâte plus tendre qu’elle manie avec le plus grand soin. On n’a pas envie de gaspiller le lait de nos chèvres, on fait attention à valoriser notre caillé.

Pendant que le caillé s’égoutte, Camille saisit un mystérieux sac de tiges dorées. Ce sont des pailles de seigle façonnées comme au XIXe siècle par l’Esat de Bridoré (établissement et services de l’aide au travail). L’établissement récolte lui-même son seigle d’une variété ancienne à tige longue qu’il cultive sur 25 hectares, puis s’occupe de toutes les étapes de fabrication de 7 millions de pailles chaque année : dépoussiérage des tiges, découpe à la longueur conventionnelle de 16 cm dans le sens de la fibre, gravure au laser en surface.

Regardons de plus près ce qui est inscrit sur cette paille. Le nom de l’appellation Sainte-Maure-de-Touraine et le numéro d’identification du fabricant fromager. Cette paille est en quelque sorte la signature de l’AOP, pour permettre une traçabilité irréprochable de chaque fromage et éviter les fréquentes contrefaçons de ses cousins très éloignés, les sainte-maure génériques.

Au démoulage, comme le veut le cahier des charges de l’appellation, Camille insère une paille de bout en bout de la bûche toute fraîche. Le plus au centre possible. La résistante signature va jouer un rôle essentiel pour le fromage. Le parfumer ? L’aérer ? Non, juste le consolider, comme un tuteur, pour que le fromage encore fragile résiste aux prochaines étapes de fabrication.

Fort de sa colonne vertébrale, le fromage est prêt à être cendré. D’un geste habile, Camille le fait sautiller dans sa main pour le recouvrir uniformément du mélange savamment dosé de charbon de bois broyé et de sel. C’est à la couleur qu’elle sait quand s’arrêter pour que la croûte soit bien salée mais pas trop.

Les bûches sont placées sur une grille pour deux jours de séchage à 18 °C et 80 % d’humidité. Dans ce biotope fromager, elles se pareront d’une belle peau bleu-gris avant de filer au hâloir poursuivre leur affinage. Là, le thermomètre est calé sur 12 °C, les fromages sont rangés du plus vieux au plus jeune pour y passer au moins dix jours, le temps nécessaire pour qu’une bûche fermière devienne un sainte-maure-de-touraine. Camille les retourne tous les jours, sans risque de les briser grâce à la paille. Quand le fromage est sec, plus besoin de tuteur, il se tient tout seul. Mais la paille reste là, cachée en son cœur…

Lorsque le sainte-maure est affiné, avec sa belle croûte cendrée, on distingue mieux l’aspect conique du fromage, avec un côté plus large que l’autre. La légende raconte que cette forme viendrait imiter la mamelle de la chèvre. Certains prétendent qu’il faut éviter de commencer à découper le fromage par son bout le plus étroit, au risque que la chèvre ne produise plus de lait. D’autres disent l’inverse. Dans tous les cas, l’existence d’un bon sainte-maure se termine toujours de la même manière. Sur le plateau de fromage, à la fin du tour de table, il ne reste plus qu’une délicate paille.

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3 commentaires

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  1. Mouais… j’habite dans la région de Selles sur Cher, fromage de chèvre donc aussi avec une AOC, j’ai connu les chèvres qui sortaient, les femmes les gardaient à tour de rôle, elles connaissaient leur chemin et formaient d’immenses troupeaux. Elles mangeaient l’herbe des bas cotés des chemins, pas besoin de machines broyeuses et bruyantes. Maintenant elles sont parquées dans des hangars, comme dans l’article, elles mangent… ce qu’on leur donne, ne paissent plus jamais l’herbe du terroir ! Je trouve ça honteux, je n’achète plus de fromage de chèvre !

  2. Pourquoi faire mettre bas tous les ans ? Jean Pain prétendait qu’une chèvre peut continuer à donner du lait si on continue à la traire …
    si c’est pour la productivité, c’est dommage , car quand on aime les chèvres, on n’a pas envie de les envoyer à l’abattoir.
    Que deviennent les petits boucs à la naissance puisqu’ils ne feront pas de lait ? on les mange ?
    Que devient la chèvre après quelques années de bons et loyaux services ?
    C’est triste tout ça, mais j’adore le fromage…surtout le vôtre.
    J’avais une chèvre qui venait de l’INRA, je l’aimait beaucoup. Elle est morte de ma faute, parce que je ne savais pas qu’il fallait faire attention à l’herbe de printemps (acidose). Elle aura au moins été heureuse ce temps là…comme les vôtres ont l’air de l’être, le bref temps de leurs « services ».

  3. Je me dis que ce sont des biquettes bien traitées, et tout, et tout. Sans doute. L’article va dans ce sens.
    Et pourtant…
    Pointe de tristesse en voyant ces pauvres bêtes en contention pour leur extraire le lait qui aurait du être pour leur chevreau (qu’on leur a enlevé) et qui est pour nous.

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