fbpx

Roi de Pique

Maître moutardier, le petit métier qui monte au nez

Bonne pâte, un ancien chef cuisinier a usé de créativité et de débrouillardise pour faire revivre une certaine idée de la moutarde, uniquement composée d’ingrédients locaux. Pari tenu : son condiment est dément. 

La meule est en route depuis 5h du matin. Taillée dans un granit de la montagne noire, à quelque kilomètres de l’atelier, elle assure au produit l’appellation « moutarde artisanale ». © Thomas Louapre

D’un geste cérémonieux, Ghislain Durand enfile sa charlotte. C’est l’ustensile qui me fait beau tout de suite, s’amuse l’ancien chef, en uniforme complet de cuisine, avant de verser dans la cuve de son petit moulin un mélange d’hypocras, de vinaigre et de minuscules graines brunes. Le moteur commence à ronronner et la meule de pierre à s’ébranler dans un mouvement fluide et lent. Son mouvement circulaire ne s’arrêtera pas avant deux heures, lorsque le processus de fabrication de la moutarde aura atteint son but. J’ai déjà fait une tournée ce matin, je suis là depuis 5 heures, précise Ghislain. J’ai eu des commandes, j’ai deux grosses journées de travail devant moi, avant de pouvoir partir en vacances avec ma fille. Je fais de la moutarde médiévale pour les Monuments de France, elle ira dans tous les châteaux médiévaux du coin, et même jusqu’au Mont Saint-Michel ! Soit à près de 800 kilomètres de Castelnaudary (Aude), où est installé la SAS Moutarde Cathare, une des seules fabriques artisanales de la précieuse pâte qui pique.

C’est prêt ! Contrairement à la fine, la moutarde à l’ancienne n’est pas filtrée, et elle a moins de piquant. © Thomas Louapre

Par amour du bagou

Ghislain est tombé presque par hasard dans la moutarde, en feuilletant le journal local : Dans un article sur les produits oubliés de Castelnaudary, il y avait celui de la famille Borrelly, qui fabriquait de la moutarde de 1683 à 1925. Ça a fait tilt dans ma tête. Pourquoi ne pas relancer l’activité, près de cent ans plus tard ?! Le chef, après un apprentissage chez Bocuse à Lyon et une dizaine d’années à diriger des cuisines, cherche alors une reconversion. Si je voulais voir ma fille le soir et le week-end, je devais arrêter la cuisine. Alors j’ai regardé le marché : Il n’y a plus de moutarderie qui s’est montée depuis 50 ans, à tel point que le mot est sorti du dictionnaire ! Nous sommes en 2019, l’ancien cuistot aménage son atelier dans une pépinière d’entreprises et lance son premier produit, une moutarde rustique dont la qualité n’est, de son propre aveu, pas fameuse. Je partais de très très loin, je ne savais pas faire de la moutarde, je n’avais pas encore cette technique de faire tremper les graines. Mais la première année, au bagou, j’ai réussi à la vendre ! Après, j’ai eu l’instinct de cuisinier pour créer les recettes. Depuis, tous les produits occitans sont passés à la moulinette du chef pour agrémenter la gamme : le vin blanc ou rouge, la truffe, le thym, le miel, et récemment le safran.

Brassica Juncea, la précieuse graine à la base de la moutarde, est une culture délicate à réaliser en France. Aussi les grands industriels l’importent-ils massivement du Canada. Ghislain, lui, ne se fournit qu’en graines locales. © Thomas Louapre

« J’étais un des seuls en France à avoir de la moutarde en 2022 »

Un coup de pouce du destin a rendu Ghislain incontournable dans la région : la récolte catastrophique de graines de moutarde du Canada, en 2022, a exposé les failles des industriels français, entièrement dépendants des importations. Quand lui avait misé, dès le début, sur un approvisionnement local. J’étais un des seuls en France à avoir de la moutarde en 2022, parce que je travaille avec des graines de l’Aude. Mais les producteurs sont rares et le chef moutardier doit régulièrement convaincre de nouveaux agriculteurs de se lancer dans la délicate culture de cette brassicacée. Récemment, c’est le domaine viticole Rose et Paul, à Arzens, à 30 kilomètres de l’atelier, qui s’y est mis : ça me sauve la production de l’an prochain. Je vais leur faire de la moutarde avec leur IGP Côte de Prouilhe. Le reste des ingrédients de la moutarde cathare est également déniché en local : on a des super vinaigriers dans le coin, s’enthousiasme Ghislain, comme Granhota à Coursan, et Codina à Lagrasse. Je veux travailler en priorité en circuit très très court. Il faut que tout le monde dans le processus de fabrication puisse en vivre.

Une nouvelle fournée est lancée avec les graines préalablement trempées 24 heures, ainsi qu’avec du vinaigre de vin, dont la rencontre avec la pulpe de la graine crée le piquant. Pour que ça pique beaucoup, les industriels utilisent du vinaigre blanc, explique Ghislain. Moi, je l’utilise plutôt pour faire le ménage ! © Thomas Louapre

Pierre qui roule

Le chef s’interrompt un moment, la larme à l’oeil. Un coup de blues ? Pas du tout : la pièce s’est emplie d’un gaz irritant issu du mélange du vinaigre et des graines écrasées dans le moulin. Le piquant de la moutarde se crée sous nos yeux, et ces derniers en payent le prix. C’est le seul vrai inconvénient de la moutarde, explique Ghislain en allant ouvrir la fenêtre. J’ai tout essayé. Les lunettes, ça ne marche pas. Il faudrait un scaphandre avec un filtre ! Indifférente aux larmes de son propriétaire, la meule de pierre du moulin continue sa marche lente et sûre. Plus on tourne vite, plus on perd de la saveur et des propriétés, c’est pour ça que je mouds très lentement : mon moulin fait entre 4 et 5 tours par minute. Avant que la meule ne s’abîme, j’en ai pour une bonne vingtaine d’années : c’est du granit du Sidorbe. Ce moulin, je l’ai dessiné, j’ai travaillé 5 mois dessus avec un artisan, il est unique. Dans la cuve, elle aussi en granit local, la moutarde médiévale a pris sa couleur jaune et sa consistance définitive, constellée de petits morceaux de graines. Les gros industriels mixent les graines puis ils les filtrent pour faire de la moutarde fine, explique Ghislain. Moi, je ne sais pas faire de la pâte, je fais de la vraie moutarde à l’ancienne qui pique. C’est ce qui plaît aux chefs avec qui je bosse. Une partie de la production part en effet directement en pots de dix kilos dans les cuisines les plus réputées du département. Le reste va garnir les étals des magasins de produits locaux et les paniers des Ruches, dans des pots de 200 grammes à large ouverture, pour qu’on puisse mettre une grande cuillère dedans et cuisiner, précise Ghislain. Ma philosophie, c’est que la moutarde est faite pour être mangée !

Les pots sont tous remplis et étiquetés à la main. Cette année, la production devrait avoisiner les 7 tonnes, soit 35 000 pots. © Thomas Louapre

La main à la pâte

Le moulin est vidé et rempli de nouveau, dans une succession de gestes sûrs et précis. Ghislain réajuste sa charlotte : pendant que la nouvelle tournée commence, il s’agit d’empoter les 12 kilos de moutarde qui viennent de nous picoter les pupilles. Je fais 7 tonnes par an, soit 35 000 pots remplis comme ça, à la main, explique l’artisan en s’asseyant devant sa balance et en commençant son œuvre. Les pots vides bien alignés sur la table en inox sont attrapés en vitesse, remplis d’un grand coup de cuillère et pesés. 204 grammes, c’est bon. Toc toc toc, trois coups pour tasser le produit au fond du pot. Au suivant. Je ne vais pas aussi vite qu’une machine mais ça se joue à pas grand-chose, estime Ghislain. Je mets les étiquettes aussi. Maintenant j’ai la technique, mais au début elles me restaient collées aux doigts ! Pas de risque de finir fou à remplir des pots à longueur de journée, les périodes de production étant limitées. C’est 20% de mon temps sur l’année, et le reste, c’est du relationnel. Je fais tout : le marketing, la communication, la production, les recettes, la livraison. Je fais partie des artisans qui aiment tout faire tous seuls, et je veux rester seul. Pour embaucher quelqu’un, il faudrait beaucoup augmenter le volume, alors qu’en restant petit, je gagne ma vie. Le chef, qui a également fait une école de commerce, a sorti sa calculette : La France est le troisième consommateur mondial après les Etats-Unis et l’Allemagne, on mange un kilo de moutarde par personne et par an. On est 6 millions en Occitanie : il faut donc qu’1 % de la population mange ma moutarde. Mon business plan tient la route !

Ghislain, qui enseigne au lycée professionnel de Castelnaudary, a conçu ses étiquettes et s’occupe de toute la partie commerciale. © Thomas Louapre

Première classe

Enthousiaste quand il s’agit de démarcher de nouvelles boutiques, l’artisan moutardier est pourtant presque inaccessible aux consommateurs. Je me suis refusé à faire de la vente directe, sur les marchés comme à l’atelier. Je ne veux pas arrêter ma production toutes les 5 minutes pour me laver les mains et vendre 2 pots de moutarde. Et quand je ne produis pas, je ne suis pas là. Sans doute dans son deuxième atelier : une salle de classe. Car une nouvelle corde s’est ajoutée à son arc à la dernière rentrée : professeur de commerce et vente au lycée professionnel de Castelnaudary. Recevoir les conseils d’entrepreneur du monsieur moutarde de la région : c’est sûr, ses élèves ont du pot. 

La moutarde cathare se décline en 8 variétés, et de nouvelles recettes s’ajoutent tous les ans au fil des rencontres avec les producteurs locaux. © Thomas Louapre

6 commentaires

Close

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

  1. Ces moutardes sont sûrement excellentes. Mais s’il ne vend pas en direct et si vous ne dites pas où les trouver, quel est l’intérêt de l’article ?

  2. Bonjour,
    Je connais votre belle Région et vous félicite pour votre aventure.
    Si je peux me permettre :
    – j’habite MARDIE (Loiret) près d’ORLEANS
    – ORLEANS capitale du vinaigre…. il y a bien longtemps. Il ne reste plus qu’une vinaigrerie MATIN POURET qui fabrique de la moutarde. Vous pourriez peut-être échanger????
    – une superbe vinaigrerie artisanale dans les Pyrénées-orientales : LA GUINELLE !!!! à visiter. BONNE ROUTE à vous et transmettez votre savoir.

  3. Quel dommage de ne pas pouvoir trouver un magasin en ligne qui distribue ces trésors de moutarde au delà du monde occitan…
    J’en ai bien trouvé un mais 20 € de port pour 2 pots c’est un peu limite !
    Je renonce donc.

Recevoir le magazine

1 newsletter par quinzaine.
No pubs, Pas de partage de donnée personnelle

Oui ?

Recevoir le magazine

1 newsletter par quinzaine.
No pubs, Pas de partage de donnée personnelle