Le Salon de l’agriculture la nuit, c’est une institution, comme le Palace, les Bains Douches ou le Baron. Sauf que dans ce club sélect, les physios n’acceptent que les éleveurs. Ou presque. Vendredi 4 mars 2016, porte de Versailles, on s’est glissé dans cette mythique chouille agricole…
Toute la semaine, c’était un peu l’obsession : réussir à dormir au Salon de l’agriculture. Comment s’y prendre ? Appeler Antoine de Maximy ? Ou plus simplement remonter le fil, d’éleveur en éleveur. Faut demander aux gars de la montagne ce sont les plus sympas, nous conseille l’un d’entre eux. De poignée de main en carte de visite, nous voilà vendredi après-midi sur le stand des Montbéliardes. Pas de souci, débarquez ici vers 20h avec votre duvet, nous assurent les 3 gars aux paupières lourdes sans que l’on ait à déballer notre argumentaire. A tout à l’heure, on aura des bières, qu’on leur répond pour leur monter qu’on est un peu des leurs.
20.00 – Soupe aux céréales. Nous voilà dans le hall 1 avec nos bières et nos duvets. Le Salon a fermé ses portes aux visiteurs, il reste pourtant pas mal de monde dans les allées. Les selfies homme-bête ne devraient pas tarder à embouteiller les réseaux sociaux. Pour les cochons Gaztain et Gerezi, porcs basques médaillés, c’est déjà l’heure de la soupe. Oreilles plongées dans la gamelle, ils avalent bruyamment leur pitance. L’expression manger comme un porc prend alors tout son sens.
20.30 – Cognac pêche de vigne. Nos trois amis sont là, un œil sur leurs bêtes, l’autre sur leurs bouteilles de Cognac multicolores. Pour moi ce sera un cognac pêche de vigne. On commence les présentations. Sous ses airs de loup de mer, Mickaël habite dans l’Ain et élève 65 montbéliardes et 3 500 poulets de Bresse. Ce sont eux qui nous sauvent parce que le lait on le vend 20 centimes le litre à la laiterie. Julien, la vingtaine, ne regrette pas d’être monté à la capitale. Dimanche, il a remporté le premier prix au concours agricole pour sa vache Ecriture, dans la catégorie « Montbéliardes, femelles en quatrième lactation ». Quant à Romain, le copain de Julien, il vend des robots de traite. Ça me fout les jetons de me lancer dans l’élevage, c’est beaucoup d’investissements. On verra peut-être plus tard.
On vient au salon pour gagner, explique Julien, il n’y a aucune retombée économique, juste de la fierté. En lait, personne ne paie plus cher le litre d’une championne, poursuit Mickaël. En revanche hier il y a une vache à viande qui a été vendue 14 000 euros aux enchères, c’est presque 10 fois plus que le prix habituel. Dimanche, sur le ring du concours, les éleveurs montbéliards étaient tous vêtus de noir. Un signe de protestation face à la crise laitière qui les touche en pleine face.
« Avant le concours c’était pire, on organisait des tours de garde la nuit. Il y avait toujours quelqu’un qui devait rester debout pour nettoyer les bouses. » Romain
21.00 – Vin des voisins. Les stands se vident, on se refile les bouteilles entamées entre exposants-voisins. On écope de vins blancs et rosés. Dans les couloirs, les vaches cantonnées à leurs box pendant la journée se dégourdissent enfin les pattes. C’est le défilé des éleveurs et de leurs bêtes, le tour du pâté de maison traditionnellement réservé aux toutous. Les allées rouges se maculent de bouse. Fêtard, le taureau Rouge des prés champion du monde sur la balance (1950 kilos) reste au box. Ça nous arrange, on n’aimerait pas trop le croiser dans les couloirs.
21.30 – Bière d’Ile-de-France (les nôtres). Les élèves des lycées agricoles passent devant le stand avec une vache plutôt petit format. Ça vanne sec : Ils font les mêmes en grandes ? Ici, dans le hall 1, ce ne sont pas les jolies filles que l’on mate mais les bêtes (bon, un peu les deux en vrai). Les éleveurs les observent de la tête aux pieds, les commentent, les critiquent, les envient. On reprend la discute : Vous avez reçu des politiques sur votre stand ? Pas beaucoup de Français, on a surtout vu passer les ministres sénégalais, soudanais, azerbaïdjanais, explique Romain. La montbéliarde s’exporte partout dans le monde. Dans le Doubs, c’est même le boulot de la Coopex montbéliarde qui a laissé ses tracts sur le stand. On y voit des caisses géantes de vaches sur le tarmac prêtes à partir au loin.
22.30- Champagne. On va manger chez les Blondes ? lance Mickaël. Comprendre dans la cantine des Blondes d’Aquitaine orchestrée par Véronique. Aux quatre coins du hall 1, les éleveurs se retrouvent par races pour passer à table dans des restaurants de fortune faits de cloisons de stand et de plafonds de bâches plastiques. Véro a les cheveux gris souris, la portion de frites et le sourire généreux. Elle dirige son restaurant éphémère depuis 3 ans. Avant, c’était des plateaux repas industriels qui nourrissaient les éleveurs, raconte-t-elle en me tendant une flûte de Champagne.
L’ancienne conseillère d’éducation reconvertie à l’élevage vient désormais avec les produits de sa ferme et de sa région du Lot et Garonne mais aussi avec son personnel. Pendant 10 jours, elle assure le couvert matin, midi et soir. C’est hyper bon et ça change tout le temps, confie Julien. L’ambiance n’est pas aux graines germées ni aux portions de la fashion week. Ce soir au menu, quiche poulet basquaise/frites, baba au rhum et bière à volonté.
23.30 – Bière de Véro. La bière coule à flots, les langues se délient. Mickaël nous parle de sa tribu, de ses 5 enfants, de 12 à 5 ans. Avant, j’étais dans le bâtiment mais l’élevage même si tu bosses 14 heures par jour, c’est plus compatible avec une vie de famille. Quand on lui demande qui reprendra la ferme, il hausse les épaules. Certainement pas mon aîné qui a 12 ans, deux ans d’avance, pratique le violon et ne va jamais faire un tour dans l’étable. Mes filles peut-être, mais en tous cas je ne pousserai personne à reprendre l’élevage. On ne sait pas trop où on va, quand même.
Minuit – Eau fraiche du robinet. Il y a toujours un monde fou dans les allées. Deux jeunes éleveuses rudoient virilement un éleveur de Charolaises un peu lourdingue. Je tente un : Vous dormez ici ce soir ? Oui et toi ? J’aimerais bien. Attends, on va voir s’il y a de la place dans notre dortoir. En trente secondes me voilà avec un double de la clé du dortoir et la promesse de deux lits de camp installés. On est chez les races à petits effectifs, tu viens faire la fête avec nous ? Je savoure ma double victoire : non seulement j’ai la clé d’un dortoir, mais en plus, c’est celui des sauveteurs de la Bretonne pie noire, de la Froment du Léon ou de la Maraîchine, celui des militants de la biodiversité, celui des alternatifs. Champagne !
« Et sinon, on est dans quel coin de Paris ? J’en ai aucune idée. » Julien
00.30 – Bière ambulante. Alors que tout le monde festoie, des petits bonshommes en voiturettes s’activent à maintenir le salon en état, apportent des bottes de paille, aspirent les bouses. On croise des vigiles qui montent la garde, on s’arrête, on discute. Mickaël parle du dernier match Paris/Saint Etienne. Le vigile s’attribue les 4 buts. Romain supporter stéphanois, a la défaite facile. Putain, t’as vu la taille de ses bras, on dirait mes cuisses.
1.00 – Bière corse (ou d’ailleurs, qu’importe). Sur le stand des brebis corses, Cooky Dingler sort à pleins watts de la gorge déployée d’un éleveur : Être une femme libérée tu sais c’est pas si facile. Les éleveuses, ce soir, ont l’air plutôt émancipées et aussi bien dans leurs baskets que sous leurs coiffes alsaciennes. On enchaîne avec la Bamba de Los Lobos, une chenille embarque Benjamin dans un tour de piste effréné devant des brebis blanches du massif Central désabusées. On dirait les habitants d’un immeuble quand le voisin du 4e organise une fête de crémaillère et qu’il ne sert à rien de lutter. Mickaël retourne voir ses vaches. A trois grammes, l’éleveur n’oublie pas ses protégées.
2.00 – Grande Chartreuse. Retour à la case départ sur le stand des Montbéliardes. Lucien, jeune éleveur au béret aplati sur la tête, est attablé avec Mickaël. Il n’a pas 25 ans et vient de la région de Grenoble où il veille sur son troupeau d’Hérens, une petite vache noire qui monte dans les alpages du Vercors à la belle saison. Son béret landais c’est un copain du salon qui lui a donné il y a quelques années. C’est pour moi le symbole de la fraternité du salon, je ne le quitte jamais. Enfin si, quand je vais en boîte de nuit.
« Si tu voulais te coucher tôt, fallait aller chez les Holstein. » Mickaël
2.30 – Fonds de bouteille. Ecriture se couche enfin. Avec la lumière, les bêtes ont du mal à dormir. En même temps, une vache ça ne pionce que deux heures par jour, le reste du temps, elles mâchouillent. Je tente de me lover contre son flanc, un peu pour faire la maligne. Sa peau est douce, sa chaleur tiède mais à la première respiration, je flippe. Faut se rendre à l’évidence, je ne fais pas le poids. On se retrouve à 6h pour la traite ? demande Mika qui va rejoindre ses pénates dans l’hôtel voisin. Pas de souci. Après trois heures de sommeil dans un dortoir, on devrait être super frais.
6.00 – Café noir. On est effectivement ultra frais, carrément gelés même, dans ce hall pas vraiment chauffé. La nuit a été courte, bruyante et lumineuse mais on l’a bien cherché. Le salon ressemble à un lendemain de fête, sauf qu’il n’y a pas de mégots dans les verres de vodka mais de la bouse et de la paille partout dans les couloirs.
6.30 – Lait frais. Dans un coin du Salon, toute une salle de traite est installée. Les éleveurs se succèdent avec leurs vaches, comme à la ferme. Sauf que personne ne sait où part le lait collecté. Après 8 jours de salon, les mines sont fatiguées, les yeux gonflés. Toi aussi t’as des yeux de pigeon, lance Mickaël qui n’a pas perdu sa gouaille. Niveau fraîcheur du teint, tout le monde est aligné. A l’exception d’une petite brunette impeccablement blushée. Quand une vache lève la queue, elle accueille son présent dans un seau feignant de ne pas se rendre compte que la bouse macule ses ongles faits. On appelle ça l’élégance du monde de l’élevage, celui où l’on ne chipote pas avec la merde.
La gestion de la bouse, c’est en réalité tout l’enjeu des éleveurs pendant le Salon. Faire croire aux parisiens qu’elle n’existe pas. La ramasser à la fourche dans la paille, prendre soin du cul des vaches pour qu’il soit aussi rose que les joues des bébés qui défilent en poussette toute la journée.
7.00 – Eau froide. C’est l’heure de la douche, le pire moment pour Julien qui donnerait tout pour passer son tour. Dehors, sous une neige glaçante, les bêtes passent à la salle de bains, un genre de station de lavage pour animaux. Jets d’eau, shampoings, brossage, les éleveurs sont en tenue de marin pêcheur et astiquent leurs bêtes dans un froid glacial. Il faut au moins 20 minutes pour effacer toute trace de crasse. Les vaches repartent dans leurs box en peignoirs pour ne pas avoir froid.
8.30 – Vin blanc. Ecriture est propre des ongles aux oreilles, désormais installée dans son box parfaitement nettoyé. Grâce au ballet des voiturettes, les allées retrouvent leur moquette immaculée. Comme chaque jour depuis plus d’une semaine, Mickaël, Julien et Romain filent s’offrir un bon petit déjeuner chez Véro en attendant les premiers visiteurs dans une demi-heure. Au menu : œufs, lard et vin blanc. C’en est trop pour nous, on rentre se coucher.
Merci à Mickaël, Julien, Romain et Lucien pour cette inoubliable soirée.
Trop marrante cette nuit au salon.
J’adore la vache en peignoir de bain !
J’avais l’impression d’y être merci!
c’est amusant à lire ! il faut bien se rendre compte quand même que ces gens travaillent dur toute l’année et il faut bien décompresser à l’occasion 🙂 respect …
Merci Hélène pour ce reportage, vivant et qui sent bon
c’est agréable, joli et drôle à lire, je viens de passer une nuit à boire, allongé contre une vache dont je ne connais pas le nom..
en plus je me sens un peu moins con.
Merci
François
Enfin pauvres bêtes, ils ont beau les aimer et s’en occuper : c’est le stress intense pour elles ces 8 jours avec énormément de monde et tant de bruit et d’éclairage ! Elles doivent être complètement déphasées et ne rien comprendre. Aucun rapport avec leur campagne ! Je ne pense pas que ce soit très bien pour les animaux, en tous cas.
Ça c’est super et digne de grands reporters.
Bravo
Mercis pour cette joyeuse expédition , oui merci avec un s car les mercis sont à partager avec vos copains éleveurs. Ils ont bien du courage de venir nous montrer ce qu’il existe encore des gens pour qui une vache ce n’est pas une machine à « pisser » du lait mais une bête à laquelle on donne un nom et qu’on soigne correctement.
Bonjour Hélène,
Pour répondre à l’une de vos interrogations que certains éleveurs que vous avez rencontré avaient l’air de partager, le lait issu de la traite du Salon est acheminé à intervalles réguliers vers une laiterie localisée à Orléans : http://www.produits-laitiers.com/article/la-traite-des-vaches-pendant-le-salon-de-lagriculture
Merci pour cet éclairage. A 6h du matin, personne ne savait répondre.
Pas de problème, content d’avoir pu vous renseigner 🙂
merci pour ce reportage j’y ai passé une nuit en 2008 et c’était tout à fait cela ;la magie du salon la nuit à refaire je suis producteur de lait dans la Manche et ancien fournisseur d’une ruche qui s’est arrétée
paysan vivant est fier de l’étre
éric
Bravo et merci Hélène. En lisant, j’y étais! J’étais avec de « vrais » gens, des gens « vrais », ceux avec qui je me sens bien… Et en même temps cette révolte qui gronde en moi et m’entraine chaque jour dans des pétitions incessantes pour faire barrage aux intérêts politico-industrio-financiers et à la spéculation!
Même l’ONU ressasse depuis des années la nécessité du retour à la multiplication des petites exploitations familiales pour sauver la planète!!
Courage à tous!
merci pour cette nuit, j’ai toujours rêvé de me laisser enfermer dans le salon
C’est super intéressant. Merci beaucoup.
Et bien bravo à la blogueuse qui nous fait découvrir l’envers du décor d’un salon extraordinaire où je ne suis jamais allée!! mais ça me donne envie de rencontrer toutes ces personnes pationées de leur métier.