Œuvre posthume du photographe et réalisateur Christophe Agou, Sans adieu constitue un éloge aussi précieux que poignant d’un monde paysan au soir de son existence. Un film magnifique, en salles le 25 octobre 2017.
C’est un témoignage posthume sur un monde qui s’éteint. Mais un témoignage diablement vivant, où résonnent des cœurs palpitants. Si tendre que lorsque le nôtre se serre, un sourire lui succède toujours. Qu’elle est rude pourtant, la vie de ces paysans du Forez révélée devant la caméra de Christophe Agou. Des vies solitaires, silencieuses, invisibles, que le réalisateur (enfant du pays, disparu depuis) a voulu mettre en lumière.
Sous forme d’images, d’abord (il était avant tout photographe). À l’ouvrage publié en 2010 sous le titre Face au silence, s’est ensuite progressivement ajouté le son, jusqu’à composer cette petite merveille de documentaire. C’est que les héros du livre, qui – avec quelques autres – habitent aujourd’hui le film, ont des choses à dire. Leurs silences même sont éloquents. Si bien que Christophe Agou, lui, se tait. Pas de question, aucun commentaire : le réalisateur s’efface pour mieux montrer, et les récits croisés qu’il tricote n’en sont que plus poignants.
Il y a celui de Claudette, doyenne de 75 ans toute en rugissements. Contre les prix qui dégringolent, contre l’EDF qu’elle ne peut pas payer, contre ce repreneur qui ne vient pas alors qu’elle n’en peut plus, contre son chien Titi. Celui de Jean, resté inconsolable depuis la mort du frère avec qui il portait la petite exploitation viticole. Ou de Jean-Clément, le plus militant peut-être, révolté contre une administration qui condamne ses vaches à l’abattoir pour suspicion d’encéphalopathie spongiforme bovine.
Subtilement, le film laisse entrevoir les enjeux politiques et sociaux que sous-tendent les inquiétudes de ces combattants ordinaires, pour certains déjà retraités : l’endettement, le rachat des terres par de grandes exploitations, la solitude, la dépression… Et le fossé qui les sépare du système dominant. Je comprends plus rien, clament les uns ; c’est quoi, le progrès ?, s’interroge une autre.
Mais Sans adieu reste avant tout une œuvre follement intimiste, qui évoque la disparition autant que la lutte – on n’est pas mort quand on s’insurge encore. Christophe Agou filme au plus près des visages et des lieux, dans ce superbe Forez de l’est du Massif central. Captant le tic-tac d’une horloge, le bourdonnement des mouches, le tintement des casseroles, il donne chair au temps qui s’étire et nous plonge dans le quotidien de fermes qui frappent par leur dénuement extrême. Au travers de son regard, celui du spectateur caresse les rides, traverse la poussière, égraine le blé des poules. C’est l’humanité des portraits qu’il aimait, raconte Virginie Danglades, amie du photographe et monteuse sur le film. Les gros plans, c’était son œil, son talent. Sa manière de laisser les personnages s’exprimer.
Pour qu’ils s’abandonnent à la confidence et ouvrent ainsi la porte de leur cuisine capharnaümique, il fallait a minima une sacrée dose de confiance. Elle est là, sans aucun doute, doublée d’une affection qui permet à la mélancolie et à l’âpreté de ne pas l’emporter. C’est que le réalisateur a pris le temps. Plus de douze ans de rencontres régulières avec chacun des héros du film. À la fin, c’était devenu des relations d’amitié, continue la monteuse. Christophe venait les voir régulièrement, mais pas toujours avec sa caméra. Parfois il arrivait en ami, les aidait à la ferme. Sans poser de question, sans jugement. Un attachement qui devient un peu le nôtre au fil des images, comme lorsque Christiane, l’une des plus jeunes du groupe, se remémore son compagnon décédé. L’une des seules scènes que Christophe n’a pas vues, se souvient Virginie Danglades. Mais j’y tenais énormément : elle nous permettait d’avoir une petite fenêtre sur l’intime.
Et l’on trinquerait bien avec la redoutable Claudette lorsqu’à la fin du documentaire, elle accueille avec un verre Christophe Agou, venu la visiter dans la maison tristement aseptisée qu’elle habite désormais. Leur bref échange dévoile la seule intervention du réalisateur et en dit long sur leurs liens. Sans adieu !, lui lançait-elle à la fin de chacune de leurs entrevues selon l’expression forézienne (manière d’exprimer que l’on compte bien revoir son interlocuteur). On ne reverra pourtant pas Claudette, disparue après le tournage. Ni Christophe Agou, emporté par la maladie à l’issue du montage. On ne les reverra pas, mais l’on gardera comme un cadeau précieux leur témoignage sur un monde paysan à l’agonie. Les mots tempétueux de l’une ; les images si sensibles de l’autre.
Pour approfondir
Références
Face au silence, fruit de huit années de rencontres et de partage, ne constitue en rien un document ou un reportage sur une certaine forme de ruralité dans la France de ce début de siècle. Les seuils des fermes que Christophe Agou franchit pour nous s’ouvrent sur des visages d’hommes et de femmes qui forcent le respect et incitent à une méditation solitaire.
Cet article m’a profondément émue – et donné envie de voir le film, même si pour le moment il n’est projeté nulle part semble-t-il… –
Merci.