Quand on se penche sur les choses qui nous semblent ordinaires, souvent l’on tombe dans le vide de notre ignorance, et l’on se sent insignifiant face aux merveilles de la nature qui nous entourent mais demeurent secrètes. L’Homme est minuscule, profitons-en. Mettons-nous à la hauteur des insectes, entre les herbes, et posons notre regard sur un phénomène que l’on croit connaître : la rosée du matin. Observons bien, le temps ne presse pas. Le jour se lève à peine…
Bois et campagne. Fermettes au loin. La nuit touche à sa fin. Le soleil escalade l’horizon depuis une trentaine de minutes, et sa lumière rasante ne chauffe pas encore la surface de la planète : c’est le moment le plus froid de l’aube, et la chaleur accumulée dans la terre s’échappe au mieux. On dit que le sol rayonne. Il n’y a pas de nuages pour la réfléchir, alors la chaleur libérée monte vers le ciel, se dissipe dans les plus hautes couches de l’atmosphère… Avec cette déperdition d’énergie, le sol frigorifie la mince nappe d’air qui le couvre, dont la température va chuter lentement jusqu’au point de rosée. Les conditions sont réunies. La nature peut perler.
Les particules d’atmosphère sont composées d’air sec, et de vapeur d’eau. Quand la température baisse, les particules perdent leur capacité d’absorption, et la vapeur devient plus importante, jusqu’à prendre toute la place dans la particule : alors celle-ci se transforme en gouttes d’eau. Et la rosée couvre le champ. C’est donc par temps froid que l’atmosphère transpire, et perd l’eau qu’elle contient mais qui nous est invisible. C’est l’une des raisons pour lesquelles les climats froids ont tendance à être plus secs, et les climats chauds plus humides.
Les gouttes de rosée sont fragiles et d’infimes variations peuvent renverser leur sort. Si le vent souffle un peu (au delà de 5 km/h), elles deviendront brouillard ; s’il souffle beaucoup (au delà de 20 km/h), il emportera le brouillard qui deviendra nuage.
La température elle aussi doit se maintenir. Si elle chute encore, les gouttes de rosée deviendront des larmes de glace, appelées rosée blanche. Toute différente est la gelée blanche, que l’on observe les matins les plus froids, quand la température de l’air est inférieure à zéro degré, et que la vapeur d’eau se transforme directement en cristaux solides, sans passer par la phase liquide. Alors elle arbore des formes caractéristiques : écailles, aiguilles, plumes et éventails.
Parfois enfin, il arrive que des gouttelettes en suspension, pour des raisons complexes, demeurent liquides même en dessous de zéro degré (c’est le phénomène de surfusion), et ne se solidifient qu’au contact d’une surface plus froide encore. Alors, la couche apparue portera le nom de givre.
Notre pré, donc, est maintenant couvert de rosée… Avant que les précieuses gouttes ne s’évaporent, les créatures vivant dans ces herbages affluent pour s’abreuver. Les plantes elles aussi vont boire : la rosée peut hydrater autant qu’une bruine. Pour les végétaux, la rosée présente un autre intérêt de par son pouvoir nettoyant. Car sans cesse des poussières microscopiques se déposent sur leurs feuilles et gênent leur respiration : cendres, sables, embruns et autres particules seront rincés par les précieuses gouttelettes du matin…
L’Homme a développé, des millénaires durant, un rapport ambivalent à la rosée du matin. En Occident, les alchimistes lui prêtaient des vertus particulières ; la rosée de mai, recueillie les nuits de pleine lune, avait encore plus de valeur. Pour la récolter, on pouvait passer un linge sur les herbes hautes avant de l’essorer, ou bien vider les réceptacles naturels formés par les feuilles d’une plante commune qu’ils baptisèrent Alchémille.
Pour les agriculteurs d’aujourd’hui, cependant, la rosée présente un danger. L’excès d’humidité qu’elle abat sur les récoltes tend à favoriser le développement des champignons et des maladies. Mais cette observation ne vaut pas pour les climats plus arides, où la rosée devient parfois l’unique source de vie possible. La flore s’adapte. Les cactus se font pousser des épines pour favoriser cette condensation matinale. Plus étonnant encore, les plantes des climats secs ont modifié leur façon de vivre pour mieux recevoir cette eau rare… En zone tempérée, la photosynthèse est au maximum pendant l’après-midi. Mais dans les zones plus sèches, la photosynthèse a lieu le matin, quand les végétaux sont couverts de rosée ; puis, lorsque le soleil est au zénith, leurs stomates (ces petites ouvertures par lesquelles les fruits et les plantes échangent avec leurs milieux) se ferment afin de préserver l’eau. Alors la photosynthèse s’arrête.
Puisqu’elle est essentielle à la vie dans certains paysages, la rosée devint dans de nombreuses cultures un symbole de renouveau, un cadeau divin. Pour les grecs elle s’incarnait dans le corps de la déesse Ersa, fille de Zeus et de la lune. Pour les araméens, c’est par la rosée que Dieu déposera sur leurs os que les morts ressusciteront. Dans la culture juive il existe même une Prière pour la Rosée (le Tefilat Tal – תפילה לטל), prononcée tous les ans au premier jour de Pessa’h, dont l’une des phrases est : « Puisses-tu bénir notre nourriture avec de la rosée. »
On ne sera pas étonné d’apprendre que sous les climats arides et semi-arides, les agriculteurs ont cherché des moyens efficaces pour récolter la rosée. Ainsi ont été construits des puits aériens, dans lesquelles se sont condensées beaucoup d’espérances mais finalement bien peu d’eau (l’exemple le plus notable reste celui de Trans-en-Provence), mais aussi des étangs à rosée, ou même des condenseurs passifs en plastique (on en trouve des champs entiers en Inde, similaires en apparence aux champs de panneaux solaires). Mais la rosée n’a pas encore livré tous ses mystères, et les chercheurs continuent de parfaire son apprivoisement. Cette année d’ailleurs, un piège à rosée d’un genre nouveau, appelé WarkaWater, doit être expérimenté dans le désert Éthiopien.
Ça y’est, le soleil triomphe, notre pré va sécher… Les chevaux et les moutons lapent les dernières herbes humides… Demain, peut-être, la rosée reviendra… Et, en l’attendant, portons notre regard sur une autre facette de l’ordinaire, à l’infini.
Article écrit avec l’aimable concours de Sébastien Léas – prévisionniste chez Météo-France.
« L’Homme est minuscule, profitons-en. » Et la Femme?
La Femme est immense ;-). Nous ne l’avons pas oubliée, elle est comprise dans le H majuscule de l’homme.
Merci Messieurs
Quel bonheur de vous lire, de réfléchir et de ressentir. Votre article et vos photos nous font vivre et rêver en couleurs.
Merci pour ce voyage en poésie dans la rosée du matin. Merci à Benjamin et Sébastien pour leur éclairage scientifique et humaniste. Merci à l’infiniment petit de nous rappeler l’espace du divin en chaque chose.
J’ai toujours été touchée par ce moment de la journée et toute cette pure énergie qu’il contient… Marcher dans la rosée du matin est jubilatoire.
Bravo au photographe qui sait saisir la magie de l’instant…
Je trouve ce texte magnifique.De la pure poésie.
Magnifique! Et que de belles photos! S’agit-il d’une photo de libellule dans la rosée ou d’un autre insecte? Félicitation à Andrej Pakan pour la prise de vue!
Yvonne
Je ne verrai donc plus jamais la rosée de la même façon, moi qui pensais que c’était des larmes de fées… heureusement l’auteur de cette ballade à su lui conserver son caractère bucolique et on l’en remercie…
Merci de m’avoir fait rêver de bon matin, les pieds mouillés de la rosée du jardin de mes parents un froid matin de printemps…
« Pour les agriculteurs d’aujourd’hui, cependant, la rosée présente un danger. L’excès d’humidité qu’elle abat sur les récoltes tend à favoriser le développement des champignons et des maladies.
Vraiment?
Et l’irrigation à tout va?