Grégory Angulo mène bien sa barque. Aux commandes de son bateau, de son restaurant et de sa conserverie, le marin audois incarne une petite pêche traditionnelle qui remonte la côte.
Le village aux petites cabanes de bois défraîchies s’éloigne alors que la barque progresse sur l’eau calme de l’étang. Aux pieds des falaises de l’île Saint-Martin, entre la vigne et les pins parasols, un concert de cigales accompagne le passage de l’embarcation, couvrant un instant le bruit du petit moteur. Visage fermé, concentré sur sa tâche matinale, Grégory Angulo laisse pourtant échapper un compliment : Ici, c’est le plus beau ! On arrive dans les Goules, une de mes zones de pêche. Juste derrière, c’est l’étang de Bages, après les anciens salins. L’eau est partout, à perte de vue, et il faut être natif de Gruissan pour ne pas être déboussolé dans ce paysage d’étangs et de marais salants accolés à la mer, dont les embruns parfument l’air. Nous sommes au coeur du Parc Naturel Régional de la Narbonnaise en Méditerranée. La mer, Grégory l’a prise hier, mais il lui a préféré, aujourd’hui, l’étang de l’Ayrolle. La vie d’un artisan pêcheur est faite de choix quotidiens.
Filet doux
C’est mon grand-père qui m’a donné le goût : quand j’étais gamin, j’étais tout le temps avec lui sur son bateau, raconte l’enfant du pays qui s’est lancé à son compte en 2010, après un CAP matelot, un BEP et un Bac pro de pêche décroché haut la main au lycée de la mer, à Sète. Ah, on arrive dans l’eau saumâtre. Vous voyez les ronds à la surface ?
C’est comme ça qu’on repère les poissons. Grégory coupe le moteur, laissant les cigales et les rires des mouettes emplir l’air, puis fouille dans une caisse pour en tirer sa capéchade, le filet traditionnel des pêcheurs des étangs méditerranéens. Ses cibles préférées : l’anguille, mais aussi la daurade royale et la perche. « C’est pas exactement les mêmes poissons qu’à l’époque de mon grand-père. Il y a un peu plus de daurades et elles sont plus grosses, chuchote Grégory en mouillant son filet. Avant de s’approcher en silence d’un buisson de roseaux émergeant de l’étang, et d’y planter une perche à laquelle est accrochée une extrémité de la capéchade. Le moteur redémarre. Les 300 mètres de filet sont déroulés en un grand cercle pour former un mur de mailles solides. On devine le fond de l’étang à l’œil nu. Il y a 1m30 au plus profond, précise Grégory, alors que l’on voit des poissons pris au piège sauter par-dessus le filet. Il s’agit maintenant de les effaroucher pour les forcer à s’y jeter la tête la première : notre pêcheur sort de la barque une autre perche, bien plus robuste. La traditionnelle partègue, avec laquelle il fouette la surface en une cadence infernale. La technique venue du fond des âges semblent fonctionner : des gros poissons sortent des roseaux en sautant. Hop, il y en a un dedans, je pense ! Hop, j’en ai un là ! Et un autre !
Bande à partègues
La première prise est un mulet, que Grégory dégage en quelques mouvements avant de l’envoyer, d’un geste sûr, dans la caisse. Seul un deuxième mulet le rejoint quelques minutes plus tard. Le butin n’est pas miraculeux aujourd’hui. Ici je pêche de nuit habituellement, explique le Gruissanais. Les yeux s’habituent vite. Peu de chances de s’empêtrer dans les filets des autres usagers de l’Ayrolle : on appelle les confrères avant toute sortie nocturne. La vingtaine de pêcheurs de l’Ayrolle se connaît par cœur. Elle est unie au sein de la Prud’homie de Gruissan, l’organisation professionnelle autonome qui gère les calendriers, les zones de pêche et les éventuels conflits au sein d’un « tribunal des pêcheurs », et qui est en place depuis 1791 ! Seules 33 Prud’homies subsistent sur la côte méditerranéenne, et elles ont parfois du mal à accorder leur gestion traditionnelle et très localisée avec les réglementations européennes. Mais la capéchade semble avoir encore de beaux jours devant elle : les effectifs de pêcheurs sont en légère hausse à Gruissan. Il faut dire que les marins ont su faire preuve d’inventivité pour valoriser leur travail. À l’image du stand dressé à même le quai, au milieu du village de pêcheurs, où Iro Gaumer présente ses prises du jour aux touristes, alors que Grégory rentre de sa tournée, poussé par un temps menaçant. Nos deux mulets prennent, eux, la direction du village, où les attend la cuisine de La Perle Gruissanaise, le restaurant que Grégory a acheté avec sa femme Mathilde, afin d’y servir ses propres produits.
Banc public
Au bout de la réputée plage des Chalets, les terrasses du restaurant font face à la mer. Il est 11 heures passées, ça s’active en cuisine. On y ouvre des huîtres à la chaîne : l’établissement est également une ferme conchylicole. Amarrés devant le restaurant, les deux bateaux de Grégory : le Floréal et le St-Auguste, qui était en mer hier. La pêche au gros, à la ligne, complète avantageusement les prises de l’étang. J’ai fait une tonne de thon rouge cette année, il m’en reste 300 kilos à pêcher, c’est le seul poisson sur lequel j’ai des quotas. Dans les prises d’hier, pas de thon frais, mais une dorade coryphène, un poisson tropical que l’on n’avait jamais vu dans ces eaux avant cette année. Les pêcheurs sont en première ligne pour constater le réchauffement climatique. La dorade est accompagnée d’un requin bleu de près de deux mètres dont les dents ont sectionné deux lignes avant que Grégory n’arrive à le sortir de l’eau. Soigneusement découpés sur place, ils rejoignent leur lit de glace sur lequel les installe Léa, qui fait partie de la vingtaine de saisonniers du restaurant. Je suis de Gruissan, j’ai toujours baigné dedans, je connais les poissons, glisse-t-elle en arrangeant la présentation du banc, sur lequel les clients choisiront directement leur repas. Dans un coin de terrasse, le grand-père de Grégory,
Jeannot, 45 ans de métier et aujourd’hui retraité, savoure un café et la réussite familiale. En cuisine, Max lève les filets des deux mulets pour les préparer en tartare. Midi arrive, ainsi que les premiers clients.
Pots de pêche
La commande 212 s’il vous plaît. Ici, pas de service en salle, chacun est invité à emporter son plateau jusqu’à sa table, avec vue sur la mer. Au comptoir, au milieu des daurades royales d’avant-hier, les gros poissons attrapent l’œil des clients. Je vais prendre du requin, s’amuse un homme. Dès qu’on a des poissons comme ça, ça part super vite, explique Max. Une quarantaine de clients remplit maintenant les tables. Une partie d’entre eux fait un détour par la boutique avant de partir. Car les prises de Grégory sont également à emporter, sous forme de conserves. Rillettes de lisse, tartinade de maquereau et autres escabèches de poulpe permettent au pêcheur de valoriser les poissons hors-saison, le restaurant n’étant ouvert que d’avril à juin. Les pots de la Conserverie Gruissanaise , distribués dans des épiceries fines et des Ruches, sont nés d’une association avec le restaurateur Lucas Viesse . Ils sont pour le moment fabriqués par un atelier près de Béziers, mais les deux amis ont suivi une formation et ont bon espoir de rapatrier toute la chaîne de production. Emporté par son élan, Lucas s’est également mis à la pêche, formé par son associé, et a rejoint les marins d’eau douce de l’étang de l’Ayrolle.
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