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Bouffeur de pain

Du pain et de l’humain

La clientèle patiente tous les jours dehors pour acheter son pain à la boulangerie utopiste et bio Bella Ciao à Avignon (84). Utopiste ? On vous raconte pourquoi. Reportage dans la cité des Papes.

La boulangerie utopiste Bella Ciao à Avignon. © Anne-Lore Mesnage

« Agathe, c’est la reine des patates, la reine des patates ». Guitare à la main, un homme et sa petite fille chantent à tue-tête derrière la vitrine, à l’intérieur de la boutique. Une grappe de clients patiente jusque dans la rue des Fourbisseurs et profite du concert improvisé. Sauf qu’ici, point question de vendre des patates ou autres fruits et légumes de saison mais plutôt du pain, le mich, l’engrainé, le complet, l’amande-abricot. Bienvenu chez Bella Ciao, la boulangerie Utopiste, bio, du centre-ville d’Avignon, six ans de succès !

Le pain est bon, pas cher, les boulangers sont mieux rémunérés qu’ailleurs, nous on est des jeunes actifs qui vivons en colocation et on soutient à fond, nous lance Olivia, dans la file d’attente. Derrière N’Faly originaire de Guinée Conakry et l’Italienne Stefania, tous les deux à la vente, on peut lire Boulangerie utopiste. Ici, le pain bio est au levain naturel et tout est fait sur place et en musique, comme on peut le constater. Une fois le regard déposé sur une brioche bien dodue et pure beurre, il glisse vers une affichette collée sur le présentoir. Chers amis, vous qui vivez avec nous dans ce monde complexe, vous n’êtes pas sans avoir fait le constat d’une explosion des prix. Et de nous expliquer ensuite que les fournisseurs engagés avec lesquels travaille la boulangerie, le moulin Pichard pour le blé, la Scop Epice et le Gaec Poules and Co, ont fait le choix de ne pas augmenter leurs prix, ce qui permet, à Pierre Julien Bouniol, le fondateur et responsable de Bella Ciao, de faire de même. Le pain de campagne est à 5 euros le kilo et le complet à 5,40 euros.

© Anne-Lore Mesnage

Un commerce sur deux était fermé dans cette rue piétonne de la cité des Papes quand Pierre-Julien a dégoté ce local. Formé en reconversion en boulangerie bio à Sisteron, il décide avec sa compagne de quitter Marseille où il travaille dans le secteur de l’économie sociale et solidaire et de revenir à Avignon. Il n’est pas un enfant du centre-ville, Pierre-Julien. Avec ses parents assistants sociaux, il a grandi dans un de ces quartiers en dehors des remparts, où la mixité sociale était encore possible. Bon élève, il étudie à Sciences-Po Aix, touche à la communication politique marseillaise, rude épreuve, avant d’avoir un premier enfant et de vouloir faire quelque chose de ses convictions et de ses mains.

Arborant homme des bois sur son sweat-shirt, Pierre-Julien égraine, d’une belle voix de radio ou de chanteur, les raisons de son choix : Je suis un bouffeur de pain. Je faisais le mien à la maison. J’ai eu un grand-père boulanger en Lozère, mais c’est plutôt une histoire d’échec. Quant à son père, il était curé et de nous raconter la rencontre de ses parents, c’était “Les oiseaux se cachent pour mourir”, avant que le père choisisse et quitte la prêtrise. Alors forcément, sans faire de la psychanalyse à deux balles, le pain pour Pierre-Julien, c’est la transmission, le partage, le lien social. Et on le croit.

© Anne-Lore Mesnage

Le grand gaillard, aujourd’hui âgé de 43 ans, se souvient des jambes qui tremblent quand il reçoit ses premiers clients, ses premières claques aussi, quand on lui lance qu’il n’est qu’un feignant parce qu’il ouvre à 10 h le matin et qu’il vient de se coltiner 80 heures dans la semaine. Il fallait bien cravacher au début, pour lancer l’affaire. C’est là, derrière cet horaire atypique, que se cache une partie de l’explication de ce que signifie l’utopique derrière le nom de boulangerie. Dès le montage du projet, Pierre-Julien pose un cadre d’organisation différent : pas de travail de nuit. Un impensé en boulangerie. Un rythme qui te transforme en zombie, et quand les couples travaillent ensemble, tu ne vois pas ta femme, qui bosse le jour pendant que tu dors.

Ensuite, les cinq boulangers de Bella Ciao travaillent 4 jours par semaine, sur 32 heures et bénéficient de 7 semaines de vacances par an. Pendant six ans, tous les salaires étaient les mêmes, 1500 euros net par mois sachant qu’un boulanger fraîchement diplômé démarre à 1227 euros net par mois. La fermentation, c’est magique mais pour garder l’enthousiasme et faire du bon pain, tu ne dois pas sacrifier ta vie au travail. Après trois jours de repos, tu reviens avec l’envie.

On embauche à 6 h du matin, les premiers pains sortent du four à 13 h, trois rotations sont proposées dans la journée, les clients peuvent acheter le soir leur pain sorti du four, qui sera encore bon au petit-déjeuner du lendemain matin. Et ça marche ! Passé les quelques grincheux heurtés d’une telle audace, les clients ont compris. Pierre-Julien aimerait bien proposer trois prix en fonction des revenus mais pour l’instant, il amortit l’inflation et résiste aux pièges d’un artisanat boulanger soumis à l’industrie. J’ai un petit four et une grosse équipe qui tourne plutôt qu’un gros four qui coûte très cher à rembourser, qui pousse le boulanger à travailler seul.

© Anne-Lore Mesnage

L’équipe, composée également de deux apprentis et des deux vendeurs, se relaie pour préparer les repas pris en commun, faire le ménage et échanger sur le métier, l’équilibre avec la vie personnelle, les projets, comme celui de Ludovic Bellido, qui seconde Pierre-Julien. Avec d’autres, il va créer un tiers lieu autour d’un moulin à Sorgues, pour produire du blé et de l’électricité ! Quelques apprentis, des mineurs isolés réfugiés, se sont formés et se forment encore à Bella Ciao en CAP cuisine. Des femmes aussi, de plus en plus nombreuses à se reconvertir dans la fabrication du pain. Les apprentis travaillent en binôme, comme en
ce moment Amidou qui vient du Mali, et Iris, en reconversion après des études universitaires. Un produit simple, en payant mieux ceux qui le fabriquent, investir peu dans le matériel, avoir un crédit à la NEF, à Enercoop pour l’électricité… Manger en équipe, pétrir la pâte en musique, faire patienter parfois vingt minutes les clients qui ne se plaignent jamais, c’est sans doute tout cela une petite utopie, mais bien concrète, bien réelle.

© Anne-Lore Mesnage

Derrière les miches de pain, des tabliers et des sacs en tissus wax sont proposés à la vente. Fousseyni Touré les a fabriqués. Il avait 16 ans en 2018 quand il est arrivé du Mali. Hébergé par Rosmerta, un lieu d’accueil des mineurs isolés, centre social et culturel autogéré, il vient de recevoir la médaille d’or au concours du Meilleur apprenti de France prêt-à-porter. Pierre-Julien nous raconte cette histoire avec la même passion que celle qui l’anime pour Bella Ciao. On n’y vend pas des patates mais du pain et de l’humain, mais ça c’est gratuit.

© Anne-Lore Mesnage

11 commentaires

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  1. Merci Maud pour cette magnifique mise en avant. Quel bonheur de voir des gens proposer des réponses au lieu de se demander « alors qu’est-ce qu’on fait ? »

  2. BRAVO, cet article fait chaud au coeur. J irai presque habiter à Avignon pour déguster leurs pains et leurs brioches qui font saliver.
    En plus de très bonnes conditions de travail, des salaires motivants et le respect de la vie personnelle. SUPER!!!
    Il faudrait davantage de gens avec ces mentalités là.

  3. Bravo pour cette merveilleuse utopie, j’aimerais avoir la même dans mon village breton. Vous redonnez le sourire et foi dans les possibles!

  4. Super!!!!! Comme le monde peut être beau quand on s’en donne la peine.
    BRAVO Pierre-Julien et toute ton équipe.

  5. Merci pour cette audace que je n’ai pas su avoir lorsque j’étais paysanne boulangère. Je me couchais avec mes enfants à 20h, debout à 2h, travail jusqu’à 6h pour le départ vers le marché. Retour 13h … etc avec les enfants à gérer. Bravo à tous ! Vous avez tellement raison. L’humain avant tout. Moi je n’ai pas tenu longtemps avec ce rythme. Aujourd’hui mes enfants ont grandi, j’ai à nouveau envie. Cette fois-ci je vais tenter l’utopie !!! Encore MERCI à vous tous.

  6. Bravo…..bravo. j’ai les larmes aux yeux de cette belle histoire, comme quoi la générosité, l’humain dans la bienveillance est gagnant. Suis heureuse de voir que ces belles personnes existent, cela redonne la foi dans l’humain. J’habite la Drôme suis un peu âgée sinon je descendrais avec plaisir vous voir dans ce bel endroit. Merci…merci.
    Françoise

  7. Cette boulangerie a son alter ego à ROBION (84440) : LA CROUTE CELESTE , qui fonctionne sur les mêmes principes , le pain y est excellent, comme tout le reste d’ailleurs (pompe à huile , Babka, Bretzel, gressins … ) une folie pour les papilles !

  8. Très inspirant …pour moi qui travaille dans la grande distribution …
    Et je souris , d’espoir 😉

  9. On en rêve! Heureuse de ce rappel, j’avais vu une vidéo YouTube formidable de REIYA Watanabe sur cette boulangerie ❤

  10. Bonjour,
    Beaucoup de similitude avec la boulangerie « Le Pain des Cairns » à Grenoble, tant dans la fabrication du pain que dans la réflexion sur le travail (la manière de travailler, le pourquoi, dans quel but..).
    Très intéressant !

    Bravo!

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