Yann est un agriculteur, mais dans son champ rien n’est comestible. Il ne craint pas l’avenir, mais il n’a qu’un seul client. Il travaille la terre, mais ses mains sentent incroyablement bon… Yann est un agriculteur, un vrai, mais un paradoxal. Il fait pousser des fleurs à parfum.
En France, les agriculteurs comme Yann sont à peine une vingtaine. Ils travaillent tous sur la même colline, autour de la ville de Grasse, et à eux seuls ils représentent la quasi-totalité de la production française. Le miracle tient à peu de choses, nous dit Yann : « On bénéficie d’un sol argilo-calcaire où les plantes se nourrissent très bien, mais surtout nous avons un micro-climat. La mer est à vingt-minutes, la première station de ski aussi. Il pleut, il gèle et il fait beau juste quand il faut. » Quand Yann parle de micro-climat, c’est au sens strict. Il affirme qu’entre le sommet de la colline et un point situé un kilomètre plus loin, les températures peuvent varier de 4° ; alors le miracle se dissipe… « Il y en a qui ont essayé de planter des fleurs en contrebas, et ça n’a pas marché. »
Paradoxalement, si Grasse est la capitale mondiale de la parfumerie aujourd’hui, c’est peut-être parce qu’elle sentait si mauvais hier. En effet au Moyen-Age, l’économie de la ville reposait sur ses nombreuses tanneries, dont les cuirs étaient très réputés. Mais à l’époque les peaux schmoutaient, et le nez de la noblesse commençait à se faire délicat au seuil de la Renaissance. Monsieur Galimard, un artisan local, eût alors l’idée de parfumer des gants en les baignant dans une eau fleurie, avant d’en offrir une paire à Catherine de Médicis. Conquise, la duchesse lança la mode des gants parfumés, et la production de cuir devint indéfectiblement liée à celle du parfum. C’est ainsi que les grassois découvrirent que leur terroir était exceptionnellement favorable aux fleurs. Des usines de transformation s’installèrent et petit à petit, l’industrie du parfum balaya celle du cuir.
L’histoire de Yann ressemble à celle d’un chevalier dans un livre d’heroic fantasy : « Mon grand père cultivait la fleur, comme son père avant lui, et son père avant lui. » Mais la tradition passa outre une génération. « Mon père a fait un autre métier car dans les années 1970, les industriels imposaient leurs prix, et se fournissaient en Inde pour le jasmin, au Maroc et en Tunisie pour l’iris et les roses. Les marques de luxe ne savaient même plus que l’on pouvait produire de la fleur en France. » Pour relancer les exploitations et faire reconnaitre le savoir-faire français, Yann se regroupe avec quelques confrères au sein d’une association : Les fleurs d’exception du pays de Grasse. Pari réussi. Les grands noms de la parfumerie reviennent, et signent de confortables contrats d’exclusivité de plusieurs années avec certains agriculteurs. Et quand vous sentez J’adore l’or de Dior, c’est un peu de la colline grassoise qui gagne votre esprit…
Dans son champ Yann fait surtout pousser des roses centifolia, et développe la culture de tubéreuse et de jasmin. En terme d’arrosage il n’utilise qu’un léger goutte-à-goutte car les fleurs, comme les fruits et les légumes, développent plus de parfums quand elles sont stressées. Labellisé bio, il pratique le désherbage sélectif à la main, et veille à maintenir les symbioses entre les plantes : par exemple, il n’arrachera pas les pousses d’oseille, aimants à pucerons qui préserveront les fleurs voisines… Quand le bupreste (un coléoptère ravageur du rosier) s’attaque à ses plantes, Yann se lève la nuit pour l’attraper à la main, entre les épines, et l’écraser entre ses doigts. Bref, il soigne les yeux des roses… Les yeux ? C’est l’excroissance immature qui deviendra bouton, qui lui même deviendra fleur.
Cette veille méticuleuse se poursuit jusqu’à l’époque des floraisons, à la mi-mai. Alors des centaines de boutons éclosent tous les matins, et Yann les coupe jour après jour, avant de les charger dans un camion qui les porte aux usines de transformation toutes proches. Là, les fleurs entières sont réduites en pâte (la concrète), dont on extrait un produit extrêmement odoriférant : l’absolue. C’est ce précieux filtrat qui est ensuite utilisé dans la création des parfums. Pour imaginer la concentration du produit fini, il faut savoir qu’environ 700 kilos de fleurs fraîches sont nécessaires pour obtenir un kilo d’absolue.
Tous les ans, les grands « nez » du monde viennent chercher l’inspiration sur la colline grassoises. Ce contact direct avec les fleurs fait galoper leur imaginaire, et leur permet d’inventer les futurs parfums, sinon le parfum de l’année quand s’agit d’un millésime.
L’avenir semble radieux pour Yann et ses confrères. Au sein de l’association, ils développent même une gamme de cosmétiques et de produits alimentaires, comme des confitures aux pétales de fleurs… Et puis, faire pousser des roses, c’est pratique pour séduire les filles non ? « Même pas. La rose centifolia est très éphémère et se flétrit en quelques heures. Quand je veux offrir un bouquet je vais chez le fleuriste, comme tout le monde ! »
Décidément, avec Yann, on est jamais à court de paradoxes…
agricultrice bio en normandie , ma maman habite le Rouret , et je visualise bien cette région (le pic St loup en arrière plan ? )
Nous sommes allés bien souvent nous balader jusqu’au champ des roses en haut de la colline (lieu de tournage d’une série TV il y ades années ) . Contente de voir que des jeunes continuent l’histoire
Merci pour cet article plaisant, bien documenté qui sort de l’ordinaire. Et bravo aux floriculteurs de Grasse pour cette re(co)nnaissance de leur savoir-faire.