Au supermarché vous achetez deux steaks hachés. Vous les cuisez chacun pendant un temps équivalent. Bizarrement, le premier sentira le grillé quand l’autre semblera saignant. C’est normal, la cuisson n’a rien à voir avec votre expérience culinaire. En fait, la saveur de vos steaks a fait l’objet d’un long travail de conception sur plus d’un an. Julie, aromaticienne dans l’agroalimentaire, nous raconte la véritable origine du goût.
Julie exerce ce métier rare qui consiste à inventer des odeurs et des goûts : elle est donc « un nez », comme ceux qui travaillent dans l’industrie du parfum, mais aussi « une bouche ». Chaque fois que vous lisez le terme « arômes » sur une étiquette, vous pouvez être certain qu’une personne de sa profession s’est penchée sur la composition du produit. Les arômes peuvent apporter des propriétés complètement nouvelles aux aliments, par exemple une saveur de vanille dans un yaourt qui n’en contient pas, mais ce n’est pas leur seule utilité. On s’en sert aussi pour masquer des saveurs, par exemple celles des protéines végétales (soja surtout) qui composent parfois plus de la moitié des steak hachés de grande distribution. On les utilise même pour ressusciter des saveurs disparues au cours de certaines transformation, par exemple l’appertisation, ce procédé qui permet de mettre les aliments en conserve, et qui les affadit tant qu’il faut systématiquement compenser avec des additifs. Au final presque tous les produits de grande consommation sont aromatisés d’une façon ou d’une autre.
D’ailleurs, afin de comprendre vraiment ce que les étiquettes nous disent, un petit cours de sémantique s’impose. Voici les différents types d’arômes que l’on retrouve dans l’agroalimentaire :
- L’extrait de X – C’est la substance la plus pure que l’on peut tirer de X. En général, c’est une huile essentielle, un peu comme celle de lavande qu’on vous a fait distiller à l’école.
- L’arôme naturel de X – Il est composé d’au moins 95% d’agents d’aromatisation issus de la source X. Dans un arôme naturel de vanille, par exemple, on trouvera 95% de molécules directement prélevées dans la gousse elle-même.
- L’arôme naturel – C’est un mélange de molécules naturelles, c’est à dire de molécules qui n’ont pas été synthétisées chimiquement. Aucune autre garantie ! Un arôme naturel « fraise » peut s’obtenir avec des copeaux de bois australiens, un arôme naturel « coco » s’extraire de champignons bien spécifiques.
- L’arôme – C’est l’appellation la moins prestigieuse, qui désigne un mélange de molécules dont certaines sont synthétisées chimiquement. En général on compte une cinquantaine de molécules dans la composition d’un arôme. Ces molécules fabriquées peuvent être identiques à d’autres que l’on trouve dans la nature, comme la vanilline, mais il arrive aussi qu’on ne leur connaisse aucun équivalent naturel, comme pour l’éthyl-maltol, un arôme sucré proche du caramel.
La spécialité de Julie, ce sont les arômes naturels. Dans un laboratoire carrelé de blanc jusqu’au plafond, sur sa paillasse de chimiste, elle manipule des poudres et des épices, mélange des huiles essentielles pour approcher la quintessence de X, sans pour autant utiliser l’arôme naturel de X, ni l’extrait de X. Bref, avec des choses pas chères, elle reproduit la saveur de choses plus onéreuses. Récemment, elle travaillait sur l’arôme de cresson. Sa recette magique pour imiter la plante aquatique ? Un mélange d’oseille, d’herbes fraîches, de persil, de raifort et de moutarde.
Vous aimeriez connaître d’autres assemblages ? Pour un steak au goût saignant, on utilisera des notes poivrées, métalliques, viandées, mais aussi des touches d’herbes et d’oignon. Pour des pâtes pré-cuisinées façon tartiflette, on accordera des touches fromageuses, grillées et lardonnantes*. Pour un goût cola, on cherchera du côté de la girofle, de la cannelle, de la limette et du caramel. Bref. La véritable cuisine moléculaire, c’est là qu’elle se fait.
Les écoles formant des aromaticiens sont rares. En France on en compte juste trois, dont sortent à peine 200 diplômés chaque année. Pour Julie, c’était l’ISIPCA, une institution fondée par Guerlain en 1970. Au départ une école de parfumerie, l’ISIPCA s’est progressivement diversifiée dans le domaine des cosmétiques puis de l’agroalimentaire – branche dans laquelle Julie s’est spécialisée avant de rejoindre, il y a cinq ans, l’entreprise qui est encore la sienne aujourd’hui. Cette dernière vend dans le monde entier des arômes pour les produits carnés, sous formes de pâte ou de poudre. Et si de gros acteurs de l’agroalimentaire sont évidemment clients, il en va de même pour des centaines de petits artisans. La prochaine fois, demandez à votre boucher d’où viennent les épices de ses merguez où celles de ses marinades : il y a de fortes chances pour qu’il achète des mélanges tout-fait, lui aussi.
Dans son quotidien, Julie est accompagnée par trois chefs cuisiniers et trois charcutiers. Ils préparent tout ce qu’elle exige et testent tout ce qu’elle invente. Quand Julie recherchait la saveur de la blanquette, pour une marque de plats micro-ondables, ses collègues préparaient la fameuse viande en sauce plusieurs fois par jours afin qu’elle en perce ses mystères.
Comme en parfumerie, les arômes alimentaires suivent des modes. En temps de crise, la tendance se fait régressive : les saveurs bonbons et sodas ont la côte (on en retrouvera par exemple dans les marinades pour la viande de canard). Mais pendant l’année 2015, les clients ont surtout demandé des « produits du terroir », pouvant à eux seuls évoquer le patrimoine gastronomique des régions françaises. C’est ainsi que Julie s’est échinée sur « l’arôme de la Camargue », celui de la Bretagne ou encore de l’Alsace. Pour l’année prochaine, elle devra retrouver le goût de pays tout entier car une gamme « Coupe d’Europe » est en préparation. Il faudra définir la recette de l’Espagne, de l’Angleterre ou de l’Italie. Le Brésil, aussi, se trouvera sur le bout de sa langue car les Jeux Olympiques de Rio devraient orienter les goûts des clients vers l’outre-Atlantique.
On l’aura compris : on n’échappe pas aux saveurs de laboratoires. Pas de panique pour autant, car en dehors de certains arômes de synthèse, il n’a jamais été prouvé que tous ces additifs soient toxiques. On peut malgré tout s’interroger sur leur omniprésence et rêver du vrai goût des choses… Mais les produits de grande consommation, une fois mis à nu, ont-ils encore du goût ? Le goût, ça se mérite. Alors au boulot !
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Illustrations : Lygie Harmand.
On apprend toujours tellement de choses grâce à ce journaliste.
Merci @La Ruche qui dit oui !