Il fait du safran, elle fait du miel. Ensemble, ils démarrent un potager, et tout un éventail de produits dérivés. Ils vivent à Cozzano depuis un an et font la fierté du maire, qui voit en eux le fruit de sa politique volontariste. Dans les montagnes corses, cette ferme et ce village font office de petits miracles, au point que l’un et l’autre pourraient bien attirer les chercheurs de l’île et devenir des projets pilotes. Mais pour comprendre ce miracle nous devons reprendre l’histoire à son commencement. C’est-à-dire qu’il nous faut parler un peu de Napoléon.
Napoléon divise. Il y a d’un côté ses admirateurs, de l’autre les fumeurs de haschisch. Même sur son île natale, il divise. Tout ça parce qu’on lui doit les arrêtés Miot, qui plongèrent la Corse dans l’indivision. Vous comprenez ? Les arrêtés Miot accordaient quelques dérogations fiscales et administratives aux insulaires. Ils stipulaient notamment que les biens immobiliers se partageraient équitablement entre les héritiers et sans contrats écrits. Pratique au début. Mais après 200 ans, la situation foncière devint un casse-tête inextricable. Vous même, qui lisez cet article, avez peut-être hérité d’un vingtième de bout de maison quelque part vers Ajaccio sans le savoir. Les arrêtés Miot furent finalement abrogés en 2013 mais le mal était fait. « Il y a deux métiers d’avenir en Corse : maraîcher et notaire », ironise Sylvain.
Pour être maraîcher, il faut des terres. Et ça tombe bien, sa mère vient de lui offrir une petite surface en terrasses tout à fait exploitable, après avoir bataillé plus de dix ans pour racheter les parts morcelées entre les cousins éloignés. Aux vues du contexte, c’est une aubaine que Sylvain ne pouvait pas laisser passer, d’autant que le sol s’est avéré très noir et riche en matières organiques. C’était le verger de ses aïeux.
Quelle production est rentable sur une petite surface, quand un homme seul se propose de la cultiver ? Sylvain envisagea plusieurs solutions avant d’opter pour le safran. Parce que c’est un bulbe, et que les bulbes sont très résistants par définition. Et puis le bulbe de safran se plait sous tous les climats, du moment que le sol est riche et drainant. Cette année Sylvain cueillera environ 50 000 fleurs – soit 350 grammes de safran séché. Le problème, c’est qu’entre la mi-octobre et la mi-novembre, des fleurs sortent de terre tous les jours, et qu’elles fanent en 24h seulement. Sur cette période, Sylvain découvre en se levant chaque matin la quantité de travail que lui impose la nature : « Il peut y avoir 200 fleurs comme il peut y en avoir 4 000. Alors il faut se faire aider, trouver de la famille et des amis pour cueillir, couper le pistil et le faire sécher dans la journée. » Il envisage de doubler sa production dès cette année. Il n’aura pas de mal à la vendre et puis Maria, sa compagne, connait mille façons de cuisiner la précieuse épice.
Maria vient de Bastia. Tout l’intéresse. Elle étudia l’histoire, travailla dans les cuisines de divers restaurants et souhaitait au départ reprendre une ferme d’oliviers. Sauf qu’en 2013, une maladie portant le doux nom de Xylella Fastidiosa commençait à ravager les cultures italiennes. Originaire de Californie, transmise par la mouche pisseuse (un autre doux nom), cette bactérie finît par atteindre la Corse pendant l’été 2015. Maria s’oriente à présent vers une plantation de fruits rouges, culture adaptée au climat de montagne, mais surtout elle élève une abeille endémique de Corse, l’Apis mellifera mellifera. Petite, noire, elle a la réputation d’être agressive. Cette ouvrière produit 20 kilos de nectar par ruche : miel de maquis et miel de châtaignier, tous deux estampillés AOP.
Quand elle rencontre Sylvain et décide de s’installer avec lui, Maria fait des dizaines d’aller-retour avec son pick-up pour déménager sa petite centaine de ruches sur les hauteurs de Cozzano. En quelques mois, le premier projet commun du couple voit le jour. Il s’agit de Bocca, une marque de produits de bouche, qui offre un formidable terrain de jeu pour les talents culinaires de Maria. En quête de la gamme idéale, elle fusionne les ingrédients de la ferme, ceux d’autres fermes insulaires, et teste de nouvelles recettes toutes les semaines : confitures, chutneys, vinaigre de miel aux pommes du verger, poudre de citron au safran… Elle trace de nouvelles routes gastronomiques et persévère quand ses clients l’encouragent. Il parait que le coulis de citrons au safran est prometteur.
Maria et Sylvain viennent aussi de commencer un petit potager. Ils expérimentent, se font la main, la main verte, et mettent à l’épreuve leur volonté de faire ce métier. Pour s’installer en tant que jeunes agriculteurs, chacun d’eux a dû présenter leur projet sur cinq ans à la commission régionale. Leurs dossiers furent validés. À l’aide des subventions européennes, Sylvain devait s’acheter un tracteur dès la première année. Le seul problème est que les subventions promises furent retardées d’au moins un an pour cause de lourdeurs administratives. Pas le choix, le couple avait toutes les plants les graines sur les bras : ils durent les planter avec les mains.
« C’était médiéval », se souvient Sylvain. « On ne refera pas ça. On s’est organisé en fonction des aides et finalement ça nous a mis dans le pétrin. Avec le concours Ferme d’Avenir, on veut sortir de cette dépendance. »
Maria et Sylvain ne voient pas leur ferme comme une capsule hors du monde. Au contraire ils s’inscrivent dans un véritable projet de territoire. Pour comprendre ils nous ont proposé de rencontrer Jean-Jacques Ciccolini, le maire de Cozzano. Élu tous les cinq ans depuis 1986, Jean-Jacques se bat contre « la dynamique du milieu rural, à savoir le fatalisme. » Depuis qu’il exerce ses fonctions, il se souvient avoir accompagné la construction d’une crèche, d’une école, d’un musée, d’une médiathèque, d’un terrain de football, et même d’un abattoir porcin conforme aux normes européennes – pour un village d’à peine 300 habitants c’est Babylone. Il favorisa l’installation d’un médecin à l’année, d’une pharmacie, et boucle actuellement les budgets pour la construction d’une future piscine. Sur le plan énergétique, il aide le village à retrouver son autonomie perdue : il y installe une chaudière à biomasse (une façon d’exploiter les forêts abondantes sur la vallée), et prépare l’arrivée très prochaine d’une petite centrale hydroélectrique sur la rivière (à cette hauteur l’eau ne manque jamais, même en été). Avec tous ces équipements, le village devrait bientôt produire plus d’énergie qu’il n’en consomme, et de façon complètement écologique. La population s’est stabilisée, et commence même à croître. C’était l’objectif de départ.
Devant cet édifice, Jean-Jacques refuse l’autosatisfaction. Quand on lui demande son ressentit la réponse est aride : « Je ne trouve pas de plaisir, pas de déplaisir, et pas la paix non plus. C’est le travail. Il faut tracer. »
Un petit village de montagne inspiré par le développement durable, habité par des vrais gens, qui vivent et qui travaillent ? Il n’en fallait pas plus pour interpeller des chercheurs de l’Université de Corse. Ils projettent de mener à Cozzano une expérimentation de smart-village. C’est à dire que les rues et la nature alentour seront équipées de capteurs discrets dont les informations, redistribuées aux scientifiques et aux citoyens, devraient permettre de mieux comprendre l’environnement pour moins l’impacter. La fibre-optique, d’ailleurs, sera prochainement tirée jusqu’ici. Et l’une des maisons en ruine sera peut-être convertie en laboratoire pour que les chercheurs s’y installent.
Maria et Sylvain mènent également des discussions afin d’ouvrir leur ferme aux observateurs, c’est à dire en smart-farm. Des analyses pourront être menées sur le sol, la biodiversité, ou la consommation d’énergie et d’eau par exemple, afin de perfectionner les pratiques agricoles, de les adapter finement au contexte géographique et climatique. En résumé, produire plus avec moins.
On l’a compris, Maria et Sylvain ne sont jamais aussi heureux que lorsqu’ils sont acteurs de leur territoire. C’est pourquoi leur projet vise la construction d’une ferme-auberge où les visiteurs sensibles et peu pressés pourront venir déguster les inventions de Maria, avant de faire une sieste dans le jardin aromatique, se promener dans la région et pourquoi pas rester dormir dans les alentours. De plus, la levée de fonds leur permettra de finaliser l’identité de la marque Bocca, ainsi qu’une application smart-phone qui permettrait d’informer leurs clients des nouveautés à chaque saison, et aux habitants d’Ajaccio de passer commande avant de récupérer leurs produits sur place, au marché d’Ajaccio (le samedi matin) ou par colis. Plutôt smart, non ?
Confiant dans l’avenir, le couple a bien l’intention de rester là où il est. « J’ai attendu longtemps avant de m’installer », conclu Maria. « Une fois que tu es installé, il ne faut plus reculer. Il faut être sûr de son choix. Ici c’est notre cas. Participer à l’histoire de ce village c’est grisant. Et nous sommes super fiers de nos produits. »
C’est possible, de réserver une table pour l’année prochaine ?
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