Ils ont choisi d’appeler leur Gaec La Pensée sauvage. Autrement nommée Viola tricolor, cette espèce de plantes herbacées pousse dans toute l’Europe et est recherchée pour la délicatesse de sa fleur. « La Pensée sauvage », c’est aussi le titre d’un essai de Claude Lévi-Strauss. Pour l’anthropologue, ce type de pensée est présente en tout homme tant qu’elle n’a pas été cultivée et domestiquée à « des fins de rendements »…
Depuis qu’ils se sont installés, ces trois-là réfléchissent la terre autant qu’ils la cultivent. Cette texture limono-argileuse si particulière, foulée de leurs pieds, gamins, avant de la travailler, plus tard, de leurs mains, ces trentenaires n’en ont pas hérité comme d’autres enfourchent le tracteur paternel dès l’âge de seize ans. Non. Dans leur démarche, point d’injonction à la succession. Plutôt une lente histoire d’amour qui a fini par se concrétiser après des années passées à se forger, ailleurs. En un mot, Jérôme Dethes, Gwenaël Chardon et Matthieu Dunand ont quitté leur terre de Haute-Savoie avant de se la réapproprier.
Diplômés en géologie et en gestion forestière, les deux premiers ont appris la terre en en transmettant ses vertus, ses richesses aux scolaires. « Après mon BTS effectué dans la ville de Poisy [commune située à 5 km à l’ouest d’Annecy, ndlr], je suis devenu éducateur à l’environnement, raconte Gwenaël, le dos penché sur une parcelle de patates à la taille rendue si menue par le cruel manque d’eau de cet été asséché. Ce qui ne m’empêchait pas de réaliser quelques saisons agricoles en Provence, à côté. Déjà, avec Jérôme, sur les bancs du BTS, on avait pour projet de s’installer. » Un projet qui devient réalité quand les deux copains de promo croisent la route de Matthieu Dunand.
Ingénieur en environnement, ce dernier part travailler quelques mois pour le compte du parc national de Guadeloupe, puis dans le Vaucluse avant de rentrer dans « sa » vallée d’Annemasse, écrasé « par ces 80% du temps passé les yeux rivés sur (s)on ordinateur ». Alors qu’il reprend doucement contact avec ses racines, « des amis squatteurs, délogés par la police de Genève, s’installent près de chez moi. Parmi eux, se souvient Matthieu, je renoue avec un ami d’enfance. Au fil des discussions, ça nous est apparu comme une évidence. Nous avons décidé de nous inscrire en formation agricole pour pouvoir obtenir le statut d’exploitant. »
L’aventure démarre. C’était il y a sept ans. « Avec mon pote, on tombe sur une agricultrice qui voulait changer de métier. On l’a convaincu de nous louer ses terres. » Et voilà les deux compères se retrouvant « à travailler un terrain qui ne produisait plus ». A force de patience et de techniques apprises auprès de l’ADABIO (association pour le développement de la bio), la parcelle finit par s’assainir. Grâce à l’utilisation de planches permanentes avec outils non-rotatifs et d’engrais verts en toute saison, l’autoproduction maraîchère ne cesse de produire jusqu’à fournir, dans les meilleures années, une moyenne de 7 à 8 kilos de légumes par panier.
Tous sont vendus par le biais de l’Amap Les Carottes sauvages. Cette vente 100% directe permet de dégager deux des trois revenus de La Pensée sauvage, financés par les 96 familles qui viennent, chaque semaine, chercher leur « part » à la ferme ou sur les marchés de la région. Le troisième salaire, lui, est financé par l’atelier « plantes aromatiques et médicinales ».
Le contrat « amapien » inclut un temps de travail dédié à l’action collective et militante, que les 3 paysans consacrent à L’Atelier paysan, la Confédération paysanne ou à Nature et Progrès. « Pour résumer, explique Matthieu Dunand, ce collectif de R&D participative nous sert à nous réapproprier des savoir-faire paysans, spécialement dans le domaine des agroéquipements adaptés à l’agriculture biologique. » Une autonomisation des pratiques agricoles que Matthieu Dunand expérimente depuis 2011 avec ses deux nouveaux collègues, Jérôme Dethes et Gwenaël Chardon qui l’ont rejoint cette année-là alors que son ami d’enfance décidait de quitter l’exploitation.
Cette nouvelle association redonne vie à La Pensée sauvage « Il n’a pas fallu longtemps pour que l’on se rende compte que nous avions les mêmes envies », confirme Gwenaël. Celle de prouver qu’il est possible de vivre de la terre sans la détruire. Surtout, que l’on peut être agriculteur sans sacrifier à sa vie de famille, à ses loisirs, à ses passions. « Aujourd’hui, on peut le dire, soutient Matthieu, notre principale richesse réside dans ces dix centimètres de sol que l’on travaille quotidiennement et qui nous donne tant. »
Depuis maintenant quatre ans, les trois paysans travaillent la semaine, en roulement le week-end, et bénéficient, comme n’importe quel autre employé, de cinq semaines de congés. Tout cela pour 10 euros de l’heure. « Avec ce modèle, nous prouvons qu’aux frontières de Genève et bien au-delà, il n’y a aucune fatalité à ce que les trentenaires français aillent courir en Suisse ou ailleurs gagner de l’argent, insistent Gwen et Matt, comme ils s’appellent entre eux. En janvier 2015, notre Gaec a déjà réuni les 130 000 € de chiffre d’affaire nécessaire pour vivre. Cette sécurité financière est une autre de nos richesses. Elle nous permet de continuer à développer tous ces « biens communs » imaginés par L’Atelier paysan et dont l’agriculture et les consommateurs ont tant besoin. Des outils, comme notre projet de « Culticycle » [voir la vidéo] retenu par le concours « Fermes d’avenir », indispensables au maintien d’une communauté paysanne protectrice d’un écosystème agricole complexe et précieux à tous. »
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Article de Pierre-Yves Bulteau
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